La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Hors d’œuvres – Les Voyageurs, épisode 1
| 23 Oct 2015

Les Voyageurs © Agnes Dahan studioChaque année, quelques vingt étudiants des Beaux-arts de Paris obtiennent leur diplôme national supérieur d’arts plastiques (Dnsap) avec les félicitations du jury. Et chaque année, le travail de ces félicités est exposé au Palais des Beaux-arts. L’exposition 2015 vient d’ouvrir sous le titre Les Voyageurs.

Un titre simple.

Un titre étrange pourtant. Car plutôt que de qualifier les œuvres (Les Voyageuses aurait été un titre possible), il qualifie les artistes exposants, plutôt que de se préoccuper des objets, il cherche à définir les sujets. Parce qu’il s’agit là de jeunes artistes, cela signifie-t-il qu’on doive faire passer les déterminations personnelles avant les réalisations artistiques ? Parce que jeunes, devraient-ils d’abord justifier d’une personnalité pour pouvoir ensuite se prévaloir d’une œuvre et, finalement, être reconnus comme artistes ?

Pourquoi “les voyageurs” ? Le président du jury et commissaire de l’exposition, Hou Hanru (actuel directeur artistique du MAXXI, et qui fut, en 2009, commissaire de la Biennale de Lyon) explique ce choix dans un texte d’introduction à l’exposition, lequel commence par ces mots péremptoires : “Être artiste aujourd’hui, c’est être voyageur”.

Ici, le fair-play impose de reconnaître que le genre d’exercice auquel a dû se livrer Hou Hanru est presque invariablement voué à l’échec : il lui a fallu produire un texte qui, en présentant l’exposition, y diagnostique une unité (unité qui légitime le titre), tout en soulignant la diversité des initiatives artistiques présentées (diversité qui justifie, quant à elle, l’intérêt de l’exposition, mais aussi la capacité de l’école à former des artistes aussi prometteurs que différents, le dynamisme d’une jeune garde française touchant à tous les univers et à tous les médiums, l’individualité de chacun dialoguant avec l’hétérogénéité de l’ensemble, etc.).

La clé de l’équation, Hou Hanru la trouve dans cette qualification de l’artiste comme voyageur. “Être artiste aujourd’hui, c’est être voyageur”, ces mots nous sont étrangement familiers. Sans doute les avons-nous déjà lus quelque part ? Sans doute même les avons-nous déjà remarqués sous la plume d’un autre commissaire d’une autre exposition des félicités ? Sans doute ce commissaire était-il Gunnar B. Kvaran, qui ouvrait son introduction à l’édition 2013 de l’exposition des félicités (intitulée Dépaysements) par ces mots : “Plus que jamais, l’artiste d’aujourd’hui est un voyageur, un explorateur, presque sans attaches.”

Pourquoi la figure du “voyageur” est-elle séduisante au point qu’en 2013 et en 2015 deux commissaires font reposer leurs argumentaires sur une identification de l’artiste au voyageur ? Comment comprendre cette incroyable positivité de la figure du voyageur ?

Le voyageur est celui qui bouge, qui n’a “pas d’attaches”, qui hybride ses héritages, qui entrechoque ses rencontres, qui embrasse le monde globalisé : il est un être désirable et fluide. Il est une forme ouverte, un produit purement contemporain, la résultante d’une mondialisation heureuse et curieuse, une identité antagoniste à la notion traditionnelle d’identité, laquelle se définit par clôtures et par frontières. Ainsi, dire de l’artiste qu’il est un voyageur permet de l’essentialiser sans en avoir l’air en lui conférant l’identité de celui qui les absorbe toutes.

Or de quel voyageur parle-t-on ? Hou Hanru prend soin d’écarter l’ombre de cette figure négative qu’est le touriste, pur consommateur, objet passif pris dans les rouages d’un capitalisme dont il jouit sans honte. À l’autre bout de la chaîne, il n’évoque pas la figure du réfugié, qui lui aussi est un voyageur, mais un voyageur qui n’a pas choisi de l’être et pour qui la mobilité est subie, synonyme d’appauvrissement et non d’enrichissement, d’exil et non de découvertes. Pour Hou Hanru, être voyageur, c’est  être conscient ; être voyageur, c’est être critique de la modernité économique (et avoir les moyens de l’être) ; être voyageur, c’est être curieux, perméable, ouvert aux cultures nouvelles. Comment condamner tous ces idéaux d’ouverture ? Tout ici est consensuel.

“Pour la plupart des artistes, le voyage est un mode d’existence ‘normal’”, nous assure Hou Hanru – ouvrant avec insouciance l’abîme de ce que serait un mode d’existence anormal. De ce mode d’existence, les œuvres seraient “les résultats” (sic !) dit Hou Hanru, avant de souligner plus loin que “les influences de leurs voyages à l’étranger sont clairement présentes dans les œuvres de plusieurs artistes” : voici l’œuvre changée en un retour d’expérience, témoignage d’un mode de vie.

L’avènement du voyage comme mode d’existence de la génération des 25-30 ans (les félicités exposés cette année sont nés entre 1985 et 1990), la définition de la jeunesse par le biais de la mobilité n’est pas l’apanage du discours artistique. Récemment, la compagnie aérienne easyJet a eu la merveilleuse idée d’une campagne publicitaire pleine d’images de jeunes en voyage. “Ceux qui partent sur un coup de tête et ne veulent pas rentrer. Ceux qui ont faim de découvertes. Ceux qui ont soif d’inconnu… C’est ça la génération easyJet”, disait la pub.

Nous l’avions dit, l’exercice rhétorique auquel doit se livrer le commissaire d’une telle exposition est quasi impossible. Mais reconnaître cet impossible vaudrait sans doute mieux que de persister à édifier des textes qui, en prétendant révéler des points communs, arasent les spécificités et qui, sous couvert d’une modernité du langage, reviennent à une conception vieillie de l’œuvre comme projection du “moi” – un moi d’autant plus artificiel qu’il serait collectif et partagé. Transformer en uniformité bien-pensante la diversité d’une génération, réduire des univers artistiques au rang de produits d’un système économique qui fait de la mobilité sa valeur cardinale – à condition qu’elle soit choisie et vécue heureusement – voici le genre de tour de force que parvient à faire une étiquette comme “les voyageurs”.

Or les artistes qui exposent au Palais des Beaux-arts méritent mieux que cette réduction. Aussi, pour éviter l’écueil qui ici nous irrite, notre séjour parmi Les Voyageurs se fera par stations. Au cours des semaines à venir, nous marquerons à chaque fois un temps devant une œuvre et un artiste. Car les œuvres de ces jeunes artistes méritent qu’on s’y arrête, elles méritent qu’on parle à partir d’elles et non à partir d’une grille de lecture générationnelle et convenue dans les cases de laquelle on les ferait entrer. Bien sûr, avec une telle méthode, nous n’évoquerons que quelques uns des travaux présentés aux Beaux-arts. Parfois, des rapprochements surgiront, des fils se tendront entre tel et tel travail. Mais le but principal sera de parler non pas sur les œuvres, mais avec elles.

To be continued…

Nina Leger

À voir, jusqu’au 3 janvier 2016, Les Voyageurs, exposition des diplômés félicités des Beaux-arts de Paris, Palais des Beaux-arts, 13, quai Malaquais, 75006, Paris. Ouvert du mardi au dimanche, de 13h à 19h.

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