La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ainsi fit Dario Fo
| 14 Oct 2016
Dario Fo

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Lui et sa compagne Franca Rame, morte il y a trois ans, adoraient se lancer des piques à l’insu du public – ou pas – quand ils étaient ensemble sur scène. “Tu es sûre que tu as fermé le gaz ?”, lui glissait-il à l’oreille. “Tu as encore la braguette ouverte”, lui répondait-elle. Irréductible à la solennité, Dario Fo détestait les acteurs et les metteurs en scène qui se prennent au sérieux. “Ce n’est pas grave, ce n’est que du théâtre”, répétait-il. Bouffon, “jongleur au service du peuple”, il était aussi sur scène le spectateur infiltré, le gêneur, l’intempestif, le persifleur mal comprenant, le perturbateur monté dérégler l’ordre du discours, de la représentation, du suspense. Interrompant ses partenaires, dialoguant avec les spectateurs, critiquant son propre texte.

Haute carcasse mais Charlot boxeur, roi de l’esquive et du croche-pied par derrière, homme orchestre, héros des petits contre les gros comme tous les grands comiques, il possédait une mémoire éléphantesque de toute l’histoire du genre, depuis Aristophane jusqu’au vaudeville et à Jarry en passant par la commeddia dell’arte ; sans oublier Ruzzante et Molière, ses “deux grands maîtres”, expliquait-il lors de son discours de réception du Nobel 1997 : “tous deux acteurs-auteurs, tous deux raillés par les plus grands hommes de lettres de leur temps. Méprisés surtout parce qu’ils mettaient en scène le quotidien, la joie et le désespoir des gens du commun, l’hypocrisie et l’arrogance des puissants, la constante injustice”.

Écrivant sur Chaplin en 2007 dans La Repubblica, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du réalisateur, il enfonçait le clou : “Personne, je dis bien personne ne parle jamais de sa rage. Chaplin portait les sentiments de l’amour et de la haine profondément ancrés en lui. Il détestait de façon presque enthousiaste le monde autour de lui, le pouvoir, la machine du capital. Il détestait l’ordre étatique, avec ses flics, ses juges et ses prisons. Il détestait l’ordre moral de cette société, l’ordre du bénéfice commercial, bancaire, industriel. L’ordre religieux avec ses hypocrisies, ses dogmes et ses faux espoirs. Et enfin, il détestait l’ordre culturel de la bourgeoisie et du capital, et l’ordre de ses mythes, faux, et souvent méprisables. […] Je crois qu’il y a très peu de films ou de pièces de ces soixante-dix dernières années où l’on ressente de manière aussi claire une haine semblable à celle exprimée dans Les temps modernes vis à vis de la machine qui mortifie, humilie, aliène et assassine l’homme et son humanité.”

Amuseur enragé, son engagement politique à la gauche de la gauche n’avait pas toujours la pertinence de ses pièces (en partie redécouvertes en France ces dernières années, via, par exemple, la mise en scène par Jacques Nichet, en 2005, de Faut pas payer !, ou l’entrée au répertoire de la Comédie-Française, en 2010, de Mystère bouffe). Il s’était ainsi retrouvé en 2009 au générique de Zéro- Enquête sur le 11 septembre, documentaire du député européen Giulietto Chiesa, salué par les partisans de la théorie du complot ; et il avait appuyé en Italie Cinque stelle, le controversé mouvement populiste de Beppe Grillo qui avait même proposé il y a quelques mois sa candidature à la présidence de la République italienne.

Dario Fo est mort le 13 octobre, soit le même jour que celui de l’attribution du Prix Nobel de littérature à Bob Dylan. Un choix qui a soulevé des polémiques qui rappellent par certains côtés celles qui avaient accompagné la remise du même Nobel à Dario Fo en 1997. À l’époque, certains estimaient que l’œuvre écrite de Fo ne justifiait pas un tel honneur, son auteur se réclamant lui même de la tradition orale du conte et de la farce improvisée. Mais l’Académie suédoise avait défendu son choix avec un certain panache : “Si quelqu’un mérite l’épithète de bateleur dans l’acception véritable de ce mot, c’est bien lui.” Presque vingt ans après l’acteur-auteur, c’est un poète-chanteur qui est récompensé, “pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique”. Deux saltimbanques qui ont pour point commun d’être des intrus dans le monde littéraire. Et qui ne risquent pas de se faire de l’ombre : l’un n’a jamais écrit en anglais, l’autre n’a jamais eu le sens de l’humour.

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