La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Armand Gatti rend la parole
| 12 Avr 2017
Armand Gatti © Paolo Gasparini

© Paolo Gasparini

Que laisse Armand Gatti ? Un grand vide d’abord. Le poète, mort le 6 avril à l’âge de 93 ans, avait une présence hors du commun. Assis sur une table, pull noir, cheveux gris en bataille, voix chantante et impérieuse, bras déployés : c’est ainsi que depuis trente ans, il apparaissait à ses stagiaires, au premier jour d’une nouvelle aventure, à Montreuil, Fleury-Mérogis, Sarcelles, Strasbourg, Genève, Marseille, Ville-Évrard, Neuvic… « Voulez-vous être Dieu avec moi ? » : difficile de refuser une proposition pareille, surtout quand on est taulard, toxico, jeune en galère ou chômeur en fin de droits. Gatti, qui détestait le mot « exclu », les appelait les « loulous ». « Au commencement était le Verbe » : les premiers mots de l’Évangile de Jean pourraient figurer en tête de la multitude de citations que l’on imagine sur sa tombe. Un Verbe qui tenait du fleuve en crue, submergeant tout, et d’abord les digues du sens. Savants ou ignorants, tous les auditeurs de Gatti se retrouvaient à peu près sur le même plan, abasourdis par l’avalanche des références et les bifurcations d’une pensée impossible à canaliser ; tous égaux et bouche bée devant les « explications » du maestro : « Vous allez comprendre tout de suite si je vous parle de l’équation que vous connaissez tous, l’équation du cinquième degré »… Mais si le contenu semblait souvent hors de portée, le message de Gatti était accessible à tous. À ceux qui croyaient n’avoir rien à dire, il proposait de donner une voix, donc une identité. Le souvenir que leur laisse Armand Gatti, c’est celui d’une expérience fondatrice : sinon la révélation de la grâce, du moins celle de la parole. Ce que le poète, lucide quant à ses intentions, résumait bien : « Essayer de prendre conscience par le langage qu’on peut être maître de son destin et se le fabriquer. »

Se fabriquer un destin – « être Dieu » –, tel était bien l’objectif d’aventures au long cours – plusieurs mois d’ateliers avec les « loulous » – qui avaient pour point commun, au-delà de la folle prolifération des personnages, des références et des histoires, la célébration de toutes les résistances. À Sarcelles, en janvier 1997, à l’issue d’un projet autour de la figure de Jean Cavaillès, on pouvait lire, au milieu de dizaines de dessins et de dazibaos conçus par des collégiens et des habitants, et recouvrant entièrement la façade d’une barre d’habitations désaffectée, un texte de Gatti se terminant ainsi : « Pour moi, la résistance, c’est restituer à l’univers ses langages. Si on a un sens ici-bas, c’est celui-là. Il n’y en a pas d’autre. »

Gatti laisse aussi une immense œuvre écrite, plusieurs milliers de pages, pièces, poèmes, romans mais surtout écheveau de textes mutants, dont une bonne partie publiée par les éditions Verdier (notamment les trois gros tomes de La Parole errante, qui tiennent de l’autobiographie littéraire, et dont la première phrase est « Les mots me lisent »). Autant que sa parole, son écriture tenait de la prolifération neuronale, mots et idées s’interconnectant dans un réseau à la fois nécessaire et imprévisible. Fasciné depuis longtemps par la physique quantique, Gatti est le pionnier d’une écriture dont la démesure décourage la critique : élucubrations d’un « poète surchauffé » ainsi que le qualifia un jour de Gaulle devant Malraux, ou illuminations d’un visionnaire en avance sur son temps, occupé à faire coexister tous les mondes et tous les langages ? Dans les quelque 1300 pages de La Parole errante, on trouve par exemple ceci : « Ce pourrait être la métaphore d’un homme et ses âges, devenus tout un siècle dans un personnage, acculés à trouver un langage qui unifierait (en les déchiffrant) les temps des multiples horloges dont nous sommes tramés. Mort dans la plupart de ces horloges, l’homme du siècle ne sait dans laquelle il se survit. »

René Solis
Théâtre

 

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