La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 15 Mar 2017

« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

La semaine dernière, dans un lycée du 93, je donnais un cours sur le bonheur à des élèves d’une terminale technique. La matinée touchait à sa fin, les élèves commençaient à réagir après un début de séance un peu poussif :

–  Ali ?

 –  Bien sûr que le bonheur est subjectif.

–  Nacer ?

–  Subjectif, c’est bien le contraire d’objectif ?

–  Oui. 

–  Mais ça veut dire quoi « être objectif » ? 

–  Je me montre objectif quand je décris les propriétés d’un objet sans prendre en compte les sentiments ou les émotions que peut susciter en moi cet objet. Mohamed ?

–  Qu’est-ce que ça voudrait dire « un bonheur objectif » ? 

–  Une précision d’abord avant de vous répondre. Un jugement objectif est en même temps un jugement universel. Par exemple, quand je juge que votre table est de forme rectangulaire, je porte un jugement objectif et ce jugement est valable pour tous ceux qui examinent cette table. Ils sont donc contraints de reconnaître que le plateau de la table possède la forme d’un rectangle. Si je dis au contraire que cette table est belle, je porte un jugement subjectif que vous pouvez ne pas partagez. Vous êtes alors libre de la juger laide. Hichem ?

–  C’est sûr. Elle est plutôt en mauvais état, la table !

–  Nelson ?

–  Et la peinture, Monsieur, vous avez regardé la peinture ?

–  Je crois que nous nous éloignons du sujet ! Un bonheur objectif, s’il existe, serait un bonheur universel. Daoud ?

–  Je ne comprends pas ce que ça veut dire.

–  Hakim ?

–  Ça n’existe pas, Monsieur. Le bonheur, c’est forcément personnel.

–  Vous avez tort. Pour certaines personnes, il existe un bonheur universel, c’est-à-dire un bonheur unique et évident que tous devraient rechercher. Personne n’a une idée de ce que pourrait être un tel bonheur ? Bachir ?

–  Manger ?

–  Vous confondez le bonheur et la nécessité. Gilles Deleuze, un philosophe français, déclarait : « vivre, ce n’est pas survivre ». Quand nos besoins sont satisfaits, il nous reste encore pas mal de choses à rechercher pour être heureux. Mais quoi ? Mohamed ?

–  L’argent.

–  Pourquoi pas ! Mais si la personne que vous aimez et dont dépend votre bonheur ne vous aime pas, que pourra tout l’or du monde ? Voilà ! Nous nous éloignons à nouveau de notre problème, à savoir s’il existe ou non un bonheur universel et objectif. Je vais vous donner une piste. Aimeriez-vous vivre dans une société qui impose à ses citoyens une manière d’être heureux. Ali ?

–  Sûrement pas.

–  Nacer ?

–  Je voudrais bien voir ça !

–  Personne ne peut imaginer la possibilité d’un tel bonheur ? Très bien. Voici un nouvel élément. Est-ce que nous ne trouvons pas dans l’histoire des exemples d’États qui ont voulu imposer des modes de vie ? Le bonheur n’est pas seulement une question individuelle, il peut être aussi une question politique et même davantage. Ozil ?

–  Les Soviétiques, Monsieur.

–  Très bien, Ozil. Vous pouvez préciser votre réponse ?

–  On a vu en Histoire que les communistes incitaient les gens à travailler le plus possible pour le bonheur de tous.

–  Effectivement. Au-delà du travail, il y avait bien dans l’État soviétique, comme dans la Chine de Mao, une volonté de voir vivre le peuple d’une certaine manière plutôt que d’une autre. Mao jugeait par exemple que certains désirs relevaient d’une forme de vie capitaliste. Ils étaient donc incompatibles avec les idéaux de la Révolution culturelle. Ali ?

–  C’est n’importe quoi, monsieur !

–  Fadel ?

–  Ils étaient complètement fous 

–  Évitons les jugements de valeur. Et cherchons à comprendre. Voyons maintenant une autre forme d’État qui revendique elle aussi l’existence d’une forme de bonheur collectif. Fadel ?

–  Alors on ne pouvait pas faire ce qu’on avait envie ?

–  Comme dans La République de Platon, il y a pour certains penseurs ou dirigeants politiques des désirs droits et des désirs gauches. Ou, si vous préférez, des désirs qui vont dans le bon sens, c’est-à-dire dans l’exemple que nous avons choisi, dans le sens de la collectivité et des désirs déviants : des désirs qui visent précisément un bonheur individuel ou encore subjectif. Bachir ?

–  Vous pouvez donner un exemple, monsieur ?

–  Le désir de lire, certains désirs sexuels ou encore le désir de croire en un dieu. Nacer ?

–  Quel rapport y-a-t-il entre le désir sexuel et la religion ?

–  Faites attention. Je n’ai pas parlé de religion mais de croyance. Or la foi, comme le désir sexuel, est personnelle ou encore subjective. Mais, justement, revenons à notre question. N’y-a-t-il pas aujourd’hui des États qui condamnent certains désirs sexuels et qui imposent en même temps de croire en Dieu ? Ozil ?

–  L’Iran, monsieur.

–  Fadel ?

–  L’Arabie Saoudite.

–  C’est juste. Ces États imposent donc une manière de vivre qui est présentée comme la bonne manière de vivre et en ce sens comme objective et universelle. Aucun citoyen ne peut se soustraire à la loi qui prescrit ou interdit tel ou tel usage, comme l’adultère ou le refus de se rendre à l’office du culte par exemple. Et vous tous, pensez-vous qu’il soit juste d’imposer un culte ? Ozil ?

–  La religion doit rester une affaire personnelle.

–  Nacer ?

–  Mais c’est important la religion, monsieur !

–  Voudriez-vous que je vous impose ma religion ? Mohamed ?

–  Vous n’avez pas le droit, monsieur ! Vous allez trop loin !

– C’était une question ! Rien qu’une question. Mais vous voyez que le bonheur peut aussi être une question politique et religieuse. De même vous avez pu noter que nous avons qualifié à plusieurs reprises de juste ou d’injuste certaines pratiques de l’État. La question du bonheur est donc également liée au problème de la définition de la justice. Enfin… Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Adil ? Vous voulez bien regagner votre place !

–  Il y a des casseurs dans la cour, monsieur.

–  Vous êtes vraiment prêts à tout pour interrompre un cours ! Des casseurs dans le lycée ! Nacer, Mohamed, Fadel, Ozil enfin ! Vous voulez bien ne pas vous pencher à la fenêtre ? Ozil ? 

–  Adil a raison, monsieur. Et ils sont nombreux !

–  Ils sont armés !

–  Ils ont des barres de fer !

Je me suis à mon tour penché à la fenêtre. Les casseurs avaient disparu. Un surveillant hurlait : 

–  Restez dans vos classes ! Enfermez-vous à clef ! Ne sortez-pas !

Malheureusement la porte de ma salle ne fermait pas à clef.

–  Jetez une armoire contre la porte ! Barricadez-vous ! hurlait de plus belle le surveillant.

Malheureusement nous n’avons pas d’armoire dans cette salle. Le temps de chercher une solution, j’ai vu mes élèves quitter un à un la classe.

–  On se casse, monsieur.

–  Faites attention à vous ! Ils en veulent aux profs, pas aux élèves. 

–  Bonne chance, monsieur !

Je me suis retrouvé seul dans ma salle avec mon tableau noirci de questions sur le bonheur. Puis je me suis lancé dans un couloir déjà désert. Quand je suis arrivé au rez-de- chaussée, j’ai rencontré plusieurs de mes collègues. Certains étaient simplement surpris, comme je l’étais moi-même, ne comprenant pas bien la situation, d’autres au contraire affichaient des visages effrayés. Les casseurs, qui étaient environ une cinquantaine, avaient fait irruption dans les salles de cours du premier étage et avaient parfois endommagé du matériel. Ils avaient assené des coups de barre de fer sur le bureau d’une collègue où elle éparpillait ses affaires, livres, cours, feutres. Puis ils étaient repartis presque aussi vite qu’ils étaient arrivés. Des images du film Assaut de Carpenter sont venues me hanter. D’où venaient ces casseurs ? Que voulaient-ils ? Reviendraient-ils ? Mais déjà la police accourait aux portes du lycée.

L’après-midi, alors que les cours avaient repris, j’ai discuté avec certains de mes élèves. Je pensais les voir choqués par les événements de la matinée. Ils n’étaient pourtant guère surpris. Deux d’entre eux connaissaient les casseurs. En revanche, l’arrivée des policiers les avait irrités. Ils nous en veulent, affirmaient-ils. Rappelez-vous Théo ! Je leur ai fait part de mon étonnement. Quel lien y-avait-il entre ce malheureux et l’attaque de notre lycée ? Qu’espéraient gagner ces gamins en cassant le matériel de leur instruction, car les casseurs étaient pour la plupart des élèves d’un autre lycée de la ville ? Mes élèves n’ont pas trouvé à me répondre, répétant simplement que ça allait recommencer.

Puis je me suis souvenu de ces vers de Victor Hugo :

–  Tu viens d’incendier la bibliothèque ?
–  Oui. J’ai mis le feu là.
–  Mais c’est un crime inouï ! […]
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler. […]
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle […]
Et tu détruis cela, toi ?
–  Je ne sais pas lire.

Gilles Pétel
Diogène en banlieue

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