La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Aurillac, en corps, en corps
| 29 Août 2017

Pierre Mathonier, maire d’Aurillac, avait à peine terminé son discours par une invitation à « faire beaucoup l’amour » que dans la foule massée sur la place de l’hôtel de ville des petits groupes commençaient à se déshabiller. C’était mercredi 23 août, pour le lancement du Festival international de théâtre de rue, et le vertige a duré quelques secondes, avant que le théâtre reprenne ses droits. Les candidats à l’orgie n’étaient pas des spectateurs mais des artistes invités du festival, occupés à s’enduire de peinture, rendant au passage hommage aux Gens de couleur, l’une des créations les plus célèbres de la compagnie Ilotopie, pionnière du théâtre de rue.

Lancement du Festival international de Théâtre de Rue d'Aurillac 2017 © Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Des corps nus de toutes les couleurs, c’est l’une des réponses imaginées par Jean-Marie Songy, directeur du festival d’Aurillac, à la morosité et aux contraintes de l’état d’urgence. Symbole de ce désir, le drapeau arc-en-ciel hissé sur le fronton de la mairie par un alpiniste, nu lui aussi. L’étendard du mouvement LGBT flottant sur Aurillac : l’image traduit un changement d’époque dans un milieu longtemps marqué par un certain machisme et un rapport compliqué à la sensualité. 

Alixm, BRÂME ou Tu me vois crier, Papa © Christophe Raynaud de Lage - Aurillac 2017

Alixm, BRÂME ou Tu me vois crier, Papa © Christophe Raynaud de Lage

La programmation officielle de cette 32e édition, rebaptisée « Édition 69 » pour bien enfoncer le pieu, a tenté de faire la part belle aux corps en liberté. Dans le genre, difficile de faire mieux que ALIXM, alias Alix Montheil. BRÂME ou Tu me vois crier, Papa embarque une centaine de spectateurs dans une délirante chasse à courre qui tient du chemin de croix, au sens propre : une procession ponctuée de stations, à travers des rues et des parkings de centres commerciaux, un rituel sanglant, émaillé de coups de feu, de gags et de scènes de torture, sur fond de relations sauvages entre un père CRS et des enfants maudits. Des bombes et des rafales de Kalachnikov pètent aux ronds-points – où circulent de vrais automobilistes pas prévenus – ; une orgie s’improvise sur un gigantesque tube de vaseline gonflable ; enfants, SDF et hommes sandwichs sont systématiquement dézingués ; on y vomit et on y chie en de longues traînées bleu, blanc, rouge. Et on sert à l’entracte – annoncé, spectacle itinérant oblige, par des marquages au sol « entracte 100m », « entracte 50m » – de la bière et des poppers. C’est drôle, barré, en prise excitée sur l’époque. Avec en exergue une citation du poète boxeur Arthur Cravan : « Il faut regarder le monde comme le fait un enfant, avec de grands yeux stupéfaits : il est si beau. Allez courir dans les champs, traverser les plaines à fond de train comme un cheval ; sautez à la corde et, quand vous aurez six ans, vous ne saurez plus rien et vous verrez des choses insensées. »

Marie-Do Fréval, Tentative(S) de Résistance(S) © Cie Bouche à Bouche

Marie-Do Fréval, Tentative(S) de Résistance(S) © Cie Bouche à Bouche

Marie-Do Fréval, de la compagnie Bouche à Bouche, met les pieds – et le cul – dans le plat de façon plus intimiste. Encore que… Sur la place de l’hôtel de ville, en tenue militaire, képi et gode-ceinture, c’est elle qui faisait reprendre à la foule « Quand j’avance tu recules… », classique de la chanson paillarde. Dans Tentative(S) et Résistance(S), qu’elle joue dans la rue, elle incarne des personnages, inspirées d’icônes célèbres (Marianne, le général de Gaulle, Niki de Saint-Phalle…) ou plus génériques (une vache, une vieille, un bébé…). Cela tient de la performance, du stand-up, du cadavre exquis, du manifeste politique, c’est très écrit même si l’impro n’est jamais loin. Marie-Do Fréval parle et chante cru, provoque, fédère, s’exhibe et s’amuse, improbable mélange d’ogresse et de gavroche. 

ODM (Ordinary Damaged Movments) Oracles

ODM, Oracles © Franck MNT

Sans filet non plus, mais en silence, le performeur Didier Manuel (fondateur de ODM/Ordinary Damaged Movements) propose quatre Oracles, qui sont autant de variations sur le corps en guerre. Ainsi, dans Fresh Drinks for dogs and stones, entièrement nu et peint en noir, mais le haut du visage blanc, il traîne un chariot de canettes de bière au moyen d’une corde passée dans deux crochets plantés dans son dos. Les spectateurs le suivent en cortège. Il s’arrête pour revêtir un impeccable costume et chausser d’énormes bottes aux couleurs du drapeau américain, avant de poursuivre son chemin. Le chien, les bières, le corps meurtri, le blanc et le noir, le drapeau : ou comment ouvrir, avec classe, l’éventail, des rues d’Aurillac au monde entier. 

Pudding Théâtre, Géopolis © Christophe Raynaud de Lage - Aurillac 2017

Pudding Théâtre, Géopolis © Christophe Raynaud de Lage

Éventail encore, mais en version grand format avec Géopolis du Pudding Théâtre. Qui déploie à partir d’un camion, sur un parking, un pays, une langue, une guerre et une catastrophe humanitaire. Et embarque les visiteurs dans une aventure qui commence comme une visite touristique et se termine dans un camp de réfugiés. Géopolis est une expérience du déplacement ; on suit le mouvement mais on perd les repères, la langue du nouveau pays est rigoureusement incompréhensible et le changement des codes – le passage de la paix à la guerre – n’arrange rien. Comme si aux fausses certitudes se substituait une vérité floue.

Les corps et la guerre encore, mais version passé qui ne passe pas avec Les Tondues, spectacle déambulatoire imaginé par Les Arts Oseurs. Les femmes tondues à la Libération, la honte, le silence, la mauvaise conscience, et la bonne conscience d’une réhabilitation aujourd’hui : autant d’ingrédients casse-gueule que le spectacle surmonte avec brio via trois histoires bien menées et trois personnages qui convergent sur un banc, après avoir entraîné chacun à leur suite plus d’une centaine de spectateurs-témoins d’une vérité qui se dévoile.

Thé à la rue, Dévêtu(e) © Vincent Muteau

Faites l’amour, disait le maire. En version soft, avec Dévêtu(e) par la compagnie Thé à la rue. Qui commence par un passage au vestiaire – peignoir pour tout le monde – avant d’accéder à un espace qui tient de la fête foraine et du centre de cure, soins et attractions tournant autour de l’éveil des sens. D’où il ressort qu’il peut être moins gênant de boire une limonade à poil avec des inconnus que de se faire palper la main dans une boîte noire. Et qu’il est possible d’échapper aux lourdeurs du voyeurisme, même si l’accent mis sur la « bienveillance », maître mot de l’entreprise, peut en gonfler certains.

Exit © Cirque Inextrêmiste

Exit © Cirque Inextrêmiste

« Bienveillance » n’est en revanche pas le premier mot qui vient quand on pense au Cirque Inextrémiste, présent avec deux spectacles. Exit raconte l’histoire de deux fous qui tentent une improbable évasion dans une montgolfière. Et joue sur tous les sens du mot déséquilibre, jusqu’à embarquer – malgré lui ? – un spectateur dans la mésaventure. Encore plus gonflé (…), Extreme Night Fever est un cabaret sous chapiteau, où l’on retrouve les deux fous de la montgolfière et beaucoup d’autres, équilibristes, acrobates musiciens, embarqués dans une soirée sauvage d’autant plus géniale que le spectacle se prolonge en coulisses, et que le basculement – orgie, accident, coup de foudre… – semble tout proche, comme si au fil de la soirée on était de moins en moins spectateur et de plus en plus invité d’une fête très barrée.

Cirque Inextrêmiste, Extreme Night Fever © Christophe Raynaud de Lage

Cirque Inextrêmiste, Extreme Night Fever © Christophe Raynaud de Lage

Retour sur la place de l’hôtel de ville où Ilotopie proposait sa Recette des corps perdus, l’une de ses dernières créations, présentées notamment cette année à Calais. Où il s’agit pour les spectateurs de dévorer les corps des acteurs. Une expérience de cannibalisme social, où l’on picore des billets de banque en apéritif avant de passer à un dépeçage qui tient aussi du rituel érotique. Entre pulsion archaïque et violence contemporaine, dégoût et désir. Hauts les corps !

René Solis
Théâtre

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