La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La Capitale de Robert Menasse : roman hypereuropéen
| 28 Jan 2019
Les livres drôles, déjà, c’est rare. Plus encore lorsqu’en interface ils peuvent être déchirants, plongée dans l’inconscient collectif européen. En bonus, apanage des grands livres : on peut même ressentir une bouffée d’optimisme, tempérée par une vigilance sans faille. De ce point de vue, on peut faire confiance à Robert Menasse.

Samedi, Bernard-Henri Lévy a lancé un appel. Rien d’inhabituel. Mais le texte, publié en France par Libération, relayé internationalement, et qui lance l’alarme – l’Europe est en péril face à la montée des nationalismes, du refus grandissant de la démocratie – est signé par une trentaine d’écrivains, et non des moindres, de David Grossman à Lobo Antunes, en passant par Svetlana Alexievitch ou Salman Rushdie. Tiens, et pour l’Autriche ? Elfriede Jelinek a signé, prix Nobel il est vrai. Mais pas Robert Menasse.

Robert Menasse à BruxellesÀ défaut, les signataires seraient bien inspirés de lire son dernier ouvrage, La Capitale, qui, assez loin des envolées sur la merveilleuse culture européenne, et très documenté sur le sujet, étrille proprement la bureaucratie bruxelloise. Pourtant, de culture, de rêve européen, de ce qui le fonde, il va être question.

C’est un cochon qui, façon plan-séquence wellesien dans La Soif du mal, nous introduit dans la Commission européenne (ou plutôt, à l’heure du déjeuner, ces annexes que sont les restaurants de la place Sainte-Catherine et alentour). La bestiole affole et s’affole, nul ne sait d’où elle sort, il n’y a même pas de manifestation d’agriculteurs. Cela deviendra une manne pour un journaliste en pré-retraite qui sait se servir des réseaux sociaux, mais avant l’animal aura longé l’hôtel Atlas où un meurtre s’accomplit, et bon nombre des protagonistes du livre, tels Martin Susman, citoyen autrichien et fonctionnaire attaché au service EAC-C2, soit « programme et mesures cultures », légèrement dépressif, un être sensible. Ou telle Fenia Xenoupoulou, un être moins sensible, citoyenne chypriote grecque qui s’est hissée des chemins de chèvres natals aux hauteurs de la London School of Economics et Stanford, avant d’attaquer une carrière qu’elle voulait fulgurante à la Commission, mais qui vient de connaître un coup d’arrêt : on l’a promue à la Culture, autant dire nulle part. « Et l’on percevait toujours un petit sous-entendu derrière les mots “la culture” : on aurait dit que des brokers de Wall street prononçaient le terme “numismatique”. Le hobby d’un parent extravagant. » Fenia est ainsi attablée avec Kai-Uwe Frigge (Allemagne), qui travaille à la direction du Commerce, soit un endroit sérieux. Elle espère de l’aide, ils passeront un tendre moment ensemble : « Il simula le désir, elle simula un orgasme. »

Le jubilé, un pensum

Un commissaire de police fatigué mais têtu enquête sur le meurtre de l’hôtel, tandis que son auteur polonais regagne un couvent, que David de Vriend, enseignant en retraite belge et rescapé de la Shoah, opte pour une maison de retraite où il pense achever sa vie, et que le professeur Alois Erhart, universitaire retraité, mélancolique mais déterminé cherche la bonne entrée pour son colloque. Tous suivent un itinéraire qui, d’une façon ou d’une autre, va converger vers la Commission. Commission européennePendant ce temps-là, on confie à la Culture une mission qui ressemble à un pensum : organiser le jubilé Européen, trouver une idée qui réhumanise l’institution, dont on peut dire qu’elle est mal aimée.

Jubilé ? Robert Menasse multiplie les références, souvent facétieuses, à L’Homme sans qualités, et voici donc, en écho à l’« action parallèle » du roman de Musil – « réunion visant à la mise en place d’un comité chargé de dégager des pistes d’actions futures » –, que va s’élaborer ce jubilé qui doit redonner de l’âme à l’Europe.

Le malheureux Martin Susman en costume gris non seulement doit gérer le lobbyisme de son frère éleveur de porcs (retour des cochons, donc, avec un immense marché chinois potentiel d’oreilles porcines dont nul ne sait que faire d’ordinaire, une belle désunion européenne, la Hongrie à la manœuvre) mais est aussi expédié faire de la figuration à Auschwitz, ce qui ne va pas améliorer ses tendances dépressives, mais lui donner une idée maîtresse. Celle qui va faire plonger toute la Commission culture. Avant de devenir un centre économique névralgique, de quoi est née l’Europe, sinon du désastre, de l’horreur d’Auschwitz ? N’est-ce pas justement cela qu’il faut mettre en avant, à l’heure des nationalismes ? Trouver des rescapés, même si personne ne sait combien ils sont, ni où.

Visites à Auschwitz © Roger Cremers

Visites à Auschwitz © Roger Cremers

 

Nous sommes des assassins

Menasse bascule du registre de la farce, ou de la fable, aux interrogations, existentielles pour ses personnages, politiques quant au fond. Les réunions s’éternisent ou se multiplient, le livre galope (remarquable traduction d’Olivier Mannoni). Dans un hôpital un homme explique que la rate, chez lui, ne va pas, et la rate, c’est ce qui permet à tous les autres organes de travailler ensemble. C’était un peu son job, à la Commission (direction économie et finances), mais il s’est senti mal pour la première fois en lisant un rapport sur l’impact des politiques d’austérité sur les taux de suicide. Visiblement, l’homme-rate, débutant son rapport par « nous sommes des assassins » ne parvient plus à coordonner…

Robert Menasse, La Capitale, traduction d’Olivier Manonni, éditions VerdierQuoique récompensé par le Prix du livre allemand 2017, La Capitale a déclenché une vaste polémique, d’aucuns exigeant même que Robert Menasse rende son prix. Dans son roman, il situe le discours fondateur de l’Union européenne en 1958… à Auschwitz. Ce ne fut pas le cas, et il plaida la licence artistique. Mais sans doute, par-delà le souci d’exactitude, avait-on du mal à accepter cette licence-là, venue d’un écrivain dont le père juif avait fui le nazisme.

Musil décrivait un monde, celui de 1913, au bord de l’effondrement. On peut penser, aussi, à Albert Cohen, et à la SDN (Société des nations) qu’il étrille à hauteur de 1935 dans Belle du Seigneur, avec son Adrien Deume briguant le grade A (« géniale cette idée qui lui était venue hier de fonder une société de conférences littéraires. Ce serait le bon truc pour augmenter son capital de relations ») et écartant tous ces dossiers ennuyeux, genre la Syrie… Même monde au bord de l’effondrement. Robert Menasse parle d’aujourd’hui.

Il y a quelques semaines, on lisait dans la presse que la tombe d’Albert Cohen, à Veyrier en Suisse, pile sur la ligne frontalière, était très visitée : le chemin qu’empruntent les migrants passe par là.

Dominique Conil
Livres

La Capitale, de Robert Menasse, traduction d’Olivier Mannoni, éditions Verdier, 439 pages, 24 €.

0 commentaires

Dans la même catégorie

Combats de rue

Collaborateurs de délibéré, Juliette Keating (texte) et Gilles Walusinski (photos) publient chez L’Ire des marges  À la rue, livre-enquête engagé dont le point de départ est l’expulsion à l’été 2016, de treize familles roms de leur lieu de vie de Montreuil, en Seine-Saint-Denis.

Animaux de transport et de compagnie

Jacques Rebotier aime les animaux. Il les aime à sa façon. Il en a sélectionné 199 dans un livre illustré par Wozniak et publié par le Castor Astral. Samedi 2 mars, à la Maison de la Poésie, en compagnie de Dominique Reymond et de Charles Berling, il lira des extraits de cet ouvrage consacré à une faune étrange, partiellement animale.

“Un morceau de terre, un morceau de toile, une place”

Dans le troisième livre de la série “Des îles”, Mer d’Alborán 2022-2023, Marie Cosnay enquête sur ces lieux à part que sont ceux où “logent les morts”. Dans leur voyage périlleux entre les rives algérienne et espagnole, des hommes et des femmes disparaissent, engloutis par les eaux. Qu’en est-il des corps qui reviennent? Œuvre majeure pour crier l’inacceptable, mais avec bien plus qu’un cri: l’amour.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.