La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Diaghilev groupie
| 13 Mar 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

Nijinsky dans La Péri de Paul Dukas, en 1911, vu par Bakst Il est difficile de croire que la première du Sacre du printemps, en 1913, a été contemporaine du travail d’élaboration des Femmes de bonne humeur, comédie de Carlo Goldoni muée en opéra-ballet par Serge Diaghilev en 1916. C’était à la fois le sacre de Stravinsky et celui de Scarlatti. Car Diaghilev, qui voulait une musique pré-romantique, était un inconditionnel de Domenico, dont il choisit 22 sonates qu’il fit, à sa façon habituelle, orchestrer. Curieuse idée que de “mélodiser” des sonates par nature “a-mélodiques” ! Mais il fallait bien que les danseurs aient du grain à moudre…

Pourtant, à en croire la chorégraphie de Massine, l’adaptation ne dénatura qu’à moitié la musique moderniste de Scarlatti : selon un observateur, les personnages, habillés par Bakst (inspiré par Balla et les futuristes italiens), exécutaient “des mouvements cassés, angulaires”, avec la partie supérieure du corps, la partie inférieure se contentant “du style académique habituel”. De fait, idéalement, les sonates devraient être dansées par des robots ! Mais le succès de ce spectacle, d’abord présenté à Rome puis dans toute l’Europe, pose une bonne question à un critique de l’époque : “Pourquoi une comédie de Goldoni avec la musique de Scarlatti était-elle juste ce qu’il fallait au printemps de 1917 ? Nous ne saurions le dire mais, quoiqu’il en soit, c’était le cas.”

Trois ans plus tôt, Diaghilev avait demandé à Ravel d’orchestrer les sonates. Ravel avait décliné, ayant “mieux à faire”, mais cela ne l’empêchait nullement d’adorer Scarlatti. Selon Joaquín Nin Culmell, frère d’Anaïs, “l’invention, l’originalité d’écriture, la concision, tout cela le ravissait”. Diaghilev mit ensuite en scène Parade, avec des décors de Picasso (on les a croisés tous les deux chez Violet) et une musique de Satie, puis Le Tricorne, avec le même décorateur et une musique de Falla ; enfin, il incitera Stravinsky à se plonger dans la musique ancienne (Pulcinella, en 1920, est bâti sur Pergolèse), mais il n’oubliera jamais Scarlatti. Lorsqu’il demande à Poulenc de mettre en musique Les Biches en 1924, il l’inclut, aux côtés de Stravinsky, dans le cahier des charges. De Scarlatti, Poulenc, amateur de cocktails, disait : “Mon extra-dry préféré ; chez lui, pas une note inutile.”

Ce que Diaghilev n’apprécia pas du tout, en revanche, fut l’aventure du Martyre de saint Sébastien (voir “Ida avec flèches”) et la défection temporaire de sa danseuse étoile Ida Rubinstein et de son fidèle décorateur Bakst. L’âme des Ballets russes ne tolérant aucun écart, Ida dut quitter le tyran qui avait fait sa gloire. En 1926, Alfredo Casella avec son Scarlattiana pour piano et orchestre, puis un petit jeune, Dmitri Chostakovitch, jouèrent au jeu douteux de la transcription initié par Avison près de deux siècles auparavant.

Il fallut ensuite attendre une autre Amazone (encore une) pour remettre en scène Scarlatti : Renée de Bricmont, petite nièce de Lamartine et cousine de la très futuriste et féministe Valentine de Saint-Point, monta une Elvire (celle du Lac de son grand-oncle, femme adultère du physicien Charles qui fut le premier à s’envoyer en l’air à l’hydrogène) où, selon le critique du Matin de février 1937, “la musique de Scarlatti, d’une éternelle jeunesse, étincelle comme un diamant”. C’étaient là les derniers feux de l’extraordinaire retour de Scarlatti lors des années folles.

Olga Khokhlova, des Ballets russes, première femme de Picasso, dans L'après-midi d'un faune, 1916.

Olga Khokhlova, des Ballets russes, première femme de Picasso, dans L’après-midi d’un faune, 1916.

 

Les sonates orchestrées de la semaine

Orchestrer les sonates de Scarlatti est une mission quasi impossible : ces petits édifices complexes bâtis sur trois notes s’alourdissent terriblement dès que l’on multiplie le nombre d’instruments. Les Femmes de bonne humeur de Tommasini, ici par le Camerata de Jerusalem, en sont la démonstration.

Mais il y a pire : le jeune Chostakovitch semble vouloir parodier Tommasini. Il eut le bon goût de ne pas publier le résultat ; ses ayants droit furent moins regardants…

Ami de Ravel et admirateur de Debussy, Alfredo Casella montre cependant avec son Scarlattiana, bien plus respectueux de l’esprit des sonates, que l’on peut prendre Scarlatti au sérieux… avec légèreté.

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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