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La forêt de Debussy
| 01 Mai 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

Max Ernst, La Forêt (1931) © ADAGP / Musée de Grenoble - Une chronique scarlattienne de Nicolas Witkowski

Dans ses épatantes chroniques musicales intitulées Monsieur Croche, Debussy s’élève contre une interprétation de Beethoven trop imitative et ne laissant aucun champ à l’imagination : “Rend-on le mystère d’une forêt en mesurant la hauteur de ses arbres ?”  demande-t-il.

Que faire devant la forêt Scarlatti aux 555 arbres, la jungle faudrait-il dire, remarquablement impénétrable aux techniques habituelles de la musicologie, laquelle s’interroge toujours, entre autres, sur la chronologie des sonates ? Et si l’on mesurait la longueur des sonates ? Ou plutôt le rapport des deux parties, qui permet de comparer des sonates de longueurs différentes. De façon totalement inattendue, il apparaît que ce nombre varie de façon cohérente d’un bout à l’autre du corpus, et que cette variation reflète l’évolution des stratégies de composition utilisées par Scarlatti…

Car les deux stratégies principales — la duplication et la suppression d’un motif — ont des effets directs sur la longueur de la deuxième partie de la sonate : la duplication l’allonge ; la suppression la raccourcit. Et comme Scarlatti duplique de moins en moins et coupe de plus en plus, les deuxièmes parties de ses sonates ne cessent de raccourcir, ce qui finit par poser un problème de proportion : prenant conscience de cette inéluctable tendance, vers la fin du cahier VIII, après quelques 300 sonates, Scarlatti se met soudain à rallonger ses deuxièmes parties… Comment ? En dupliquant davantage, en répétant un même motif plusieurs fois et… en improvisant. Pas d’autre limite en effet à la durée d’une improvisation que l’imagination de l’auteur. De fait, on observe un remarquable “pic” d’improvisations dans le cahier IX.

Que le simple fait de mesurer les sonates permette de regarder “par dessus l’épaule” du compositeur est en soi étonnant, mais apporte aussi une donnée musicologique nouvelle : la mésaventure arrivée à Scarlatti montre d’une part que les sonates du manuscrit de la reine sont sensiblement classées dans l’ordre chronologique, sans quoi on n’observerait pas d’évolution continue, et d’autre part qu’elles ont été composées à la suite, sans interruption notable, faute de quoi on n’observerait pas une telle réaction “en direct”. Quant à l’usage de l’improvisation pour allonger une pièce, il a un côté pragmatique qui confirme que l’important, pour Scarlatti, est la proportion de ses sonates. Pour arriver à la proportion optimale, tous les moyens sont bons…

Ce qui est pittoresque, dans ce résultat qu’aucun musicologue n’a vu (de même qu’aucun n’a saisi l’importance des grands motifs doubles symétriques), est la façon dont il a été obtenu — hors de toute culture musicale. Car pour l’établir, il est tout à fait inutile de savoir lire une partition. Il suffit de réaliser les spectres des sonates au moyen d’un logiciel disponible en ligne (ici WavePad), et de disposer d’un double décimètre.

La façon d’obtenir l’évolution des stratégies de composition, en revanche, est réservée aux plus persévérants. Car il faut pour cela analyser une à une les 520 sonates binaires, et y déceler tous les motifs et tous les mouvements internes… Certains Scarlattiens ont déclaré la tâche sacrilège (ce qui ne les a pas empêchés de s’y livrer), comme Massimo Bogianckino qui écrivait en 1956 : “On ressent une sorte de répulsion à ouvrir et à démonter pièce à pièce un organisme si entier et unifié, et pourtant si varié et divers”. D’autres l’ont jugée carrément impossible. Sachie Sitwell, premier biographe de Scarlatti, écrit dans les années 1930 : “On peut penser que même l’admirateur de Scarlatti le plus enthousiaste reculerait à l’idée d’une analyse purement technique de près de 600 pièces de longueur uniforme, sans titres ni rien qui les distingue les unes des autres. Cela n’a d’ailleurs jamais été tenté, car c’est une tâche évidemment impossible”. Sitwell n’a plus qu’à manger son chapeau, et Debussy à oublier son analogie : mesurer la hauteur des arbres peut contribuer à éclaircir le mystère de la forêt.

Par dessus l’épaule de Scarlatti

Les sonates, de par leur nombre et leur structure modulaire (en motifs séparés), sont sans doute la seule œuvre musicale qui se prête à une analyse de type statistique. Profitons-en.

À première vue, les deux parties des sonates ont des longueurs sensiblement égales. À y regarder de plus près, il apparaît que les deuxièmes parties sont plus longues que les premières au début du corpus : Scarlatti duplique ses motifs ou les répète, mais n’en supprime quasiment aucun. Assez vite, cependant, la suppression et la fragmentation deviennent ses outils favoris : il compose à la machette, et ses deuxièmes parties ne cessent de diminuer jusqu’au cahier VIII :

Chroniques scarlattiennes, n°27

Moyennes des longueurs relatives des deuxièmes parties des sonates, dans les 16 cahiers du manuscrit de la reine, depuis les Essercizi de 1739 (Ess, suivi de XIV et XV, cahiers publiés du vivant de Scarlatti mais copiés en dernier) jusqu’au cahier XIII, plus de dix ans plus tard.

Scarlatti s’en inquiète alors et “réajuste” le tir de façon spectaculaire en changeant de modes de composition. En particulier, il augmente radicalement les improvisations — jusque là utilisées avec modération — et les duplications, ce qui lui permet d’allonger ses deuxièmes parties… Mais on ne se refait pas : ces dernières recommencent aussitôt à décroître dans les cinq derniers cahiers. Désormais conscient du fait, Scarlatti les réajuste à deux reprises.

La continuité du processus montre que les sonates ont été composées à la file, sans interruption majeure. Le principe de l’écriture d’une sonate par semaine, destinée aux rendez-vous hebdomadaires avec Maria Barbara et Farinelli, est en cohérence avec ce résultat : à ce rythme, la composition des sonates aurait pris une dizaine d’années.

La sonate de la semaine

La 513, ici par Fou Ts’ong, est la dernière du cahier XII. Or, la dernière pièce d’un cahier, à l’image de la fugue du chat qui clôt les Essercizi, est toujours particulière ; soit elle est presto, soit il s’agit d’une fugue. Scarlatti nous réserve ici une surprise (comme d’habitude) : la 513 commence moderato, finit allegro et devient presto dans la deuxième partie. En outre, il s’agit d’un exemple extrême de disproportion : la première partie est plus de trois fois plus longue que la deuxième ! Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Scarlatti, chez qui l’humour et l’ironie sont une seconde nature, ait voulu caricaturer sa propre tendance à faire des deuxièmes parties trop courtes…

Domenico Scarlatti, sonate 513 (spectre)Domenico Scarlatti, sonate 513 (spectre, 2e partie)

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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