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La sonate comme Ovni
| 22 Mai 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

Scarlatti manuscrit biblioteca marcianaUn des grands mystères des sonates tient à l’emploi de l’improvisation. On a vu Scarlatti l’utiliser pour ajuster la proportion de ses sonates, mais plus encore, elle lui permet de larguer les amarres, d’en finir avec les règles, dites ou non-dites, qui structurent sa musique. Du coup, les nombreux jazzmen qui swinguent sur Scarlatti courent le risque d’improviser… sur de l’improvisation.

Le pianiste Enrico Pieranunzi n’est évidemment pas tombé dans le piège. Parmi les quatorze sonates qu’il joue, et sur lesquelles il improvise, dans son CD Sonatas and improvisations (Camjazz 2007), aucune ne recèle d’improvisation à la Scarlatti. En revanche, il en laisse quatre intouchées (18, 51, 239, 260) car “si intenses et structurellement si solides qu’il n’y a rien à y ajouter”. Faut-il s’étonner de ce que quelques dizaines de sonates aient été laissées quasi intouchées (sans grand changement entre les deux parties) par Scarlatti lui-même ? Lui aussi dut juger qu’il n’y avait rien à ajouter, l’improvisation n’étant possible que lorsque la structure recèle une faille, un point de fuite.

Pieranunzi reconnaît le côté jazzy des sonates (“prismatiques, pleines de mouvement, une sorte de flux vital comme l’improvisation de jazz”), mais il ne les “jazzifie” jamais ; il construit sur elles en utilisant son propre vocabulaire. Selon lui, la vraie connexion avec le jazz est ailleurs, dans une “physicalité païenne qui apparaît clairement dans ses motifs thématiques, qui sont des motifs rythmiques, des noyaux mélodiques, mais aussi parfois de simples intervalles qui ne résultent pas d’un travail théorique mais que ses mains créent directement au clavier, et qu’il complète par la suite”. Scarlatti païen ! Lui qui fut maître de chapelle au Vatican…

Pour Pieranunzi, Scarlatti est non seulement un visionnaire, “précurseur de Schubert et de Beethoven”, mais aussi un merveilleux narrateur qu’il compare à Flaubert et à Tchekhov.Après avoir joué une sonate, conclut-il, il est difficile de dire si l’on a joué à un jeu ou fait un rêve, ou rêvé qu’on a joué… Une seule chose reste : l’envie irrésistible de recommencer à rêver, ou à jouer”.

Un autre pianiste, David Greilsammer, rapproche les sonates de Scarlatti de celles, pour piano préparé, de John Cage (Scarlatti/Cage/Sonatas, Sony Classical 2014). Ce qui rapproche les deux hommes ? “L’envie de construire une passerelle entre radicalité et poésie”, mais aussi le fait, comme l’écrivait Saramago, qu’ils osent se lancer à corps perdu “dans le grand silence de l’espace dans lequel il(s) espèrai(en)t jouer un jour” : “Ce sont moins des compositeurs, dit Greilsammer, que des inventeurs — de sons, de rythmes, de langages nouveaux. Et ils partagent la même conception de la sonate comme Ovni fugitif, solitaire et lointain, messager d’un monde futur où tout serait possible”.

Comment mieux dire, à travers les exemples de Pieranunzi et de Greilsammer, et plus récemment de Lucas Debargue qui improvise aussi sur Scarlatti, que les sonates sont une musique expérimentale dont toutes les perspectives sont loin d’avoir été explorées ?

 

Les sonates de la semaine, y compris la dernière

Pieranunzi improvise sur la 239, et Greilsammer hésite entre deux pianos :

Scarlatti, lui, est déjà complètement swing en 1750 : la 463 par Marco Farolfi, sur un clavecin de Petroselli aux graves d’outre-tombe :

Du côté du jazz scarlattien, Youtube est assez prolifique : voir The Scarlatti book of jazz d’Aka Moon, Scarlatti jazz suite project de Donal Fox ou Classics in jazz d’Eugen Cicero.

Les cahiers de Scarlatti comprenant trente sonates, il est tout naturel d’arrêter ces chroniques à la trentième. Et comme elles avaient commencé avec la 1, elles doivent finir avec la 543, dernière sonate du manuscrit de la reine (de 544 à 555 se trouvent des pièces du manuscrit de Parme introduites arbitrairement par Kirkpatrick). Particularité de cette ultime pièce : les deux grands motifs doubles, symétriques en première partie, s’asymétrisent dans la seconde ! On la trouve ici sous les doigts de Scott Ross :

Épilogue

Ne cherche pas dans ces compositions une profonde érudition, mais plutôt un jeu ingénieux avec l’art”, conseillait Scarlatti en préambule à ses Essercizi. J’y ai cherché les règles du jeu ingénieux, et pense en avoir trouvé quelques-unes, là où personne ne serait allé les chercher. De fait, j’ai tenté de voir les sonates non d’un point de vue musical, comme c’est la coutume, mais comme les verrait un extraterrestre, de façon totalement externe et analytique. Scarlatti avait prévu cette éventualité puisqu’il terminait par un autre conseil d’ami : “Sois plus humain que critique, et ton plaisir n’en sera que plus grand.” Le chemin est donc tout tracé. Prochaine étape : humaniser l’extraterrestre.

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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