La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Détournement : un choix pas comme un autre
| 20 Fév 2018

« L’intelligence artificielle est partout ces temps-ci. Selon qui vous en parle, elle va révolutionner notre vie, nous piquer nos jobs, gouverner le monde à notre place, nous rendre surhumains ou obsolètes, assurer la sécurité de nos routes, mettre fin à nos libertés, nous faire rois ou esclaves, inventer son propre successeur (et le nôtre) dans une singularité récursive infinie… la boîte de Pandore est ouverte – mais que contient-elle de fantasmes, de mythes anciens modernisés, de réalité exaltante ou effrayante ? » Ainsi parlait Yannick Cras, dont l’intelligence n’a rien d’artificiel. Et il en dit plus encore dans un article consacré à AlphaGo Zero, le « dernier né d’une impressionnante et toute nouvelle dynastie de programmes champions dans un jeu, le Go, que la plupart des spécialistes considéraient encore il y a peu comme inaccessible aux ordinateurs ». Pourtant, face aux plus grands champions, AlphaGo Zero a gagné.

Bien sûr, il est des domaines dans lesquels la machine est défaillante. Un jour ou l’autre, chacun a eu l’occasion de se dire, à la lecture du mode d’emploi d’une machine à laver ou d’une carte de restaurant, que la plateforme de traduction automatique de Google – concurrencée depuis l’été 2017 par un autre outil nommé DeepL – avait fait des ravages. Le compte Facebook Traductions de merde a d’ailleurs pour spécialité de recenser ces « énormités […] produites par des logiciels… ou des humains incompétents » (nous en avions déjà parlé ici) : souvent hilarant. Ce qui l’est moins, c’est qu’une maison d’édition a pris l’initiative de faire passer tout un livre sous les fourches coquines d’un traducteur que l’on imagine aisément artificiel. Pour l’intelligence, en revanche, on reviendra. Il s’agit du Livre de Cuisine All-American de la Cuisinière Lente sous-titré 120 Recettes de cuisinières tout-américaines que vous adorerez, parmi lesquelles la recette des « Morsures French Toast », à base de « pains réfrigérés pain français ». Ou bien encore celle des « Oeufs bouillis »,  idéale quand « vous décidez que vous voulez des œufs durs ou salade d’oeufs pour demain le petit déjeuner ou le travail, mais ne pas le temps de s’asseoir et d’attendre pour que les oeufs cuire ». Si ces mets raffinés vous ont mis l’eau à la bouche, sachez que le livre est en vente libre sur Amazon, précédé de cet obscur avertissement : « Ce livre a été traduit de l’anglais vers le français et peut sembler anormal. En achetant ce livre, je suis conscient qu’il s’agit d’une version traduite et peut avoir une grammaire qui n’est pas correcte. Cependant, vous pouvez lire ce livre et en tirer des leçons sans problème. » No comment.

Que l’on s’esclaffe ou que l’on s’indigne, on admettra sans peine qu’une intelligence humaine aurait fait mieux. Mieux ? Que signifie faire mieux que Google en matière de traduction ? Mieux traduire ? Soit. Mais faut-il en passer par là pour se rendre compte que Google Trad est au bas mot perfectible ? En fait, il est un art qui donne à ce logiciel controversé un intérêt nouveau : le détournement. Il a été pratiqué à des fins scientifiques dans le cadre d’une expérience menée par deux anthropologues facétieux dont le travail a été mis en avant par Édouard Launet. Et à des fins artistiques, pour créer un livre, un objet inattendu, intitulé Jambonlaissé, signé Guillaume Remuepoire, qui n’est autre que « Hamlet de William Shakespeare traduit à l’aide de Google Traduction » et imprimé par L’Indéprimeuse, « imprimerie spécialisée dans l’imprimé inutile et le livre illisible ». En fait L’Indéprimeuse a fait mieux que Google Trad, elle a joué à Google Trad, en traduisant à la façon de Google Trad. En effet, nous avons eu beau essayer, jamais Google ne nous a proposé de jambonlaissé pour traduire hamlet. Mais peu importe, et même si notre tentative prouve seulement que Google s’est amélioré depuis que L’Indéprimeuse s’est attelée à la tâche, ce livre est à inscrire sur la longue liste des pastiches, parodies et autres détournements littéraires, auxquels la traduction n’est pas étrangère parfois. Nous ne résistons d’ailleurs pas à la tentation d’évoquer ici le travail de Clémentine Mélois, passée maître dans l’art du détournement des œuvres d’art et des objets du quotidien (c’est en toute logique qu’elle a récemment rejoint l’Oulipo).

Mais revenons-en à notre propos : peut-on se mesurer à l’intelligence artificielle ? Et la battre sur son propre terrain ? Notre collaboratrice Sophie Rabau s’y est essayée et a fait part de son expérience dans les colonnes de l’excellente revue Vacarme, qui en août 2015 publia son expérience de « sabotage littéraire » sous la forme d’un feuilleton intitulé Big Brother lit de la poésie. L’expérience consistait en une tentative de prise de contrôle de la publicité mise en ligne par Facebook sur les comptes de ses abonnés : « puisque les algorithmeurs des réseaux que j’ai dits utilisent mes données pour m’adresser aimablement de la publicité ciblée sélectionnée à ma seule intention, je dois pouvoir fournir des données, fausses ou tout au moins non marketinguement pertinentes, et décider moi-même de la publicité qui va apparaître sur mon écran ».

Dont acte.

Chaque étape de l’expérience est détaillée dans les différents épisodes du feuilleton : exposition du protocole, cinq journées pour cinq objectifs publicitaires, et un bilan. La tâche fut rude, car l’adversaire était coriace, mais le jeu en valait la chandelle : « Aujourd’hui est un grand jour pour la Science et le sabotage littéraire, où un vers de Pablo Neruda a décidé par ses mots de la publicité qu’il m’a été donné de lire. […] À demain Grand Frère : tu peux compter tes pixels et tes codes… tu es fait comme un logarithme… ». En guise de bilan de l’expérience, une injonction, un véritable appel à la révolution dont l’arme fatale est le détournement a posteriori : « Lisez la publicité comme si vous l’aviez provoquée et vous l’aurez provoquée… ».

Et l’on en revient aux questions de traduction. Nul doute qu’un logiciel de traduction assistée (qui n’est pas un logiciel de traduction automatique) est un instrument utile pour traduire des textes non littéraires. Mais dès lors qu’aux questions de sens se mêlent des sons, des rythmes, du souffle, des intuitions et des nuances, dès lors que le traducteur doit être un lecteur, dès lors que l’intelligence – artificielle ou pas – ne suffit plus, dès lors qu’il s’agit de faire des choix – et traduire est une question de choix – l’humain garde une longueur d’avance.

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