La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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De l’insoutenable satisfaction du désir
| 19 Avr 2017

Le genre idéal est noir. Comme un polar, un thriller, une enquête judiciaire ou un roman naturaliste. Et c’est de l’humain, de la tragédie grecque, du meurtre, en série, passionnel, accidentel, d’État, ordinaire parfois.

Grégoire Courtois, Suréquipée, Folio SF, 2017Roman totalement hors normes, intimidant par sa singularité et son intelligence, aux entrées multiples et à la richesse indéniable. Critique d’une société de consommation poussée à l’extrême. Trafic du vivant et de l’inanimé. Aliénation au désir. Esclavage moderne. Déresponsabilisation. Réflexion sur le langage. Enquête policière qui se moque de savoir ce qu’il est advenu de l’éventuelle victime pour ne s’intéresser qu’à des questions éthiques, Suréquipée est aussi, par le biais du fantastique, un roman qui rogne les frontières.

L’histoire revisite le mythe de Frankenstein à l’aune des nanotechnologies et de la génétique. Plus question de coutures mal faites, de pansements et de décharges électriques pour donner la vie. Tout est indolore, proche de la perfection divine et la créature est docile : programmée pour ne rien faire d’autre que de servir jusqu’à produire des hormones inhibitrices dès lors qu’une émotion la ferait se mettre en avant. Calme avant même d’avoir réalisée qu’elle pouvait être furieuse. Silencieuse mais disponible. Attentive aux moindres désirs de son maître qui la nourrit, la caresse quand il veut, aime à la posséder et qui en est jaloux à en perdre la tête. Qu’il n’ait plus envie de sa puissance animale, de la douceur de sa peau et elle attend cachée sous une bâche intégrale, essayant d’être plus belle encore pour la prochaine fois. Le rêve.

Une esclave pour autant ? Mieux. Le statut d’être vivant lui a été refusé sans que ses maîtres aient à en assumer le dilemme moral. Ses émotions sont des flux. Ses pensées de simples données. On lui dénie la parole même si elle comprend tout. Elle ? Le résultat d’années de recherche. La BlackJag.  Une voiture faite femme. Le prototype félin. Cent pour cent organique et vivante. S’il y a un accident, c’est le sang, la chair, les muscles et les os du véhicule qui souillent le bitume pour une survie des occupants garantie au maximum. Cela reste une machine. Admiration, émerveillement, stupéfaction et crainte. La mémoire de la BlackJag est synthétique et sans faille. Elle suscite les passions, les excès, le délire et s’insère dans le quotidien des familles, comme une maîtresse domestiquée. Une merveille en somme. Suréquipée, puissante, fragile et vulnérable. À la merci de son maître. Un homme ordinaire, avec ses pulsions. Pavillon. Famille. Travail. Jusqu’à ce qu’il disparaisse un soir de Noël comme avalé par le néant. N’est-il pas lui même, à force d’être prévisible, rien d’autre qu’un autre programme ?

Reste le dernier témoin. ELLE. Un suspect possible pour un fait divers sans cadavre et une enquête sans meurtre qui n’en est même plus une tant la figure de l’enquêteur se désintéresse de l’énigme. La narration, faussement technique et froide, à coups de rapports, réinvente le genre pour devenir progressivement d’une humanité et d’une ironie féroce. Entre le rire et l’abject. L’horreur possible et légale à domicile. Dans chaque garage. Avec l’homme, paradoxalement devenu un accessoire interchangeable, un consommateur lambda, à valeur individuelle désormais secondaire. Les notions mêmes de bien et de mal s’en trouvent en chute libre. Seules comptent l’éthique et les règles dont la finalité n’est autre que de garantir la survie judiciaire d’une multinationale. Quid de l’humain ? Des émotions ?

Si la BlackJag n’est même pas un organisme génétiquement modifié pour avoir été inventée de toutes pièces, elle n’en est pas moins sensible, peut-être même davantage que tous les personnages de cette histoire. C’est l’un des paradoxes de ce roman génial aux mises en abyme multiples. Seule la créature née en usine semble douter, se soucier des autres et ne pas réfléchir pour elle et elle seule. Et c’est elle qui raconte. Et c’est le lecteur qui tremble.

Lionel Besnier
Le genre idéal

Suréquipée, de Grégoire Courtois, Folio SF, 2017.

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