La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 19 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Pour la première fois, ma marche a été un véritable échec, et j’ai dû rebrousser chemin. Mais on apprend de ses échecs. Je voulais suivre aujourd’hui ce que je pensais être le pendant East River de mes balades le long de l’Hudson River, et cela n’a pas « marché ». Sur mon plan de la ville, pourtant, cela aurait dû : il y a du vert sur ma carte le long de l’East River, et il est même indiqué « East River Park ». Or, une fois sur place par un chemin pas très agréable suivant Houston Street au milieu de multiples trafic jam, on ne découvre qu’une allée de terre entre deux grillages, bordant une rivière à peine visible à gauche et une voie rapide surchargée à droite, plus deux hélicoptères en permanence au dessus, voie réservée aux seuls joggeurs forcenés du coin…

Bon, raté ! Alors que je voulais suivre cette promenade imaginée « champêtre » de la 14e rue vers le sud et Grand Street, soit une quarantaine de minutes, j’ai bifurqué et je suis rentré vers l’ouest assez vite, dix minutes tout au plus. Là, je suis tombé au milieu des cités d’immeubles de briques, qui bordent l’est de Manhattan, habitat assez impressionnant, grands blocs rouges de 15 étages de haut, massifs, carrés, campés sur leurs fondations. Mais c’est aussi un ghetto noir et le petit blanc que j’étais serrait les fesses à cet instant. Enfin, ce fut une expérience intéressante ; avec, au milieu, un moment presque de grâce, du moins un temps suspendu dans un idéal de méritocratie républicaine : l’antenne locale de la New York Public Library noire de noirs lisant, écrivant, consultant. Comme le disait M. Roc, l’instituteur de Rue Cases-Nègres, « L’éducation est la deuxième mamelle de votre liberté », en s’adressant aux petits noirs tout juste affranchis de l’esclavage. Il faudra dire cela aux deux Bob qui aimeraient se rencontrer sous mes auspices, chez moi à Paris : Darnton et son amour des bibliothèques, et Wiseman qui aimerait filmer, exactement pour ce genre de scène, la New York Public Library comme il sait si bien le faire.

Passage ensuite par les ruines un peu tristes de ce qu’il reste de Little Italy, grignoté par les Chinois : il n’en reste plus que cinq ou six blocs, surtout folkloriques, entre Mulberry et Mott Street, aux croisements de Broom et Grand Street, soit une cinquantaine de pizzerias et de trattorias en deux cents mètres, avec les flonflons attendus et les jambons pendus en vitrine, tandis que les grosses limousines déversent quelques mafiosos de façade pour les touristes ravis mitraillant les scènes. Pathétique ! Et les Chinois autour regardent ça en rigolant sur le pas de leur magasin de babioles ou de pâtes de riz.

La journée suivante, ce fut juste un petit tour, entre le mon West Village et Hudson Street, une petite heure dans le froid revenu (j’aime mieux ça). Par contre, ce que je n’aime pas chez de trop nombreux de New-Yorkais, c’est qu’ils marchent en parlant, le téléphone à l’oreille ou, pire encore, l’oreillette branchée et le micro sous le bec. Parler comme cela, selon moi, c’est gâcher la marche. Comme s’ils lui manquaient de respect en la considérant comme une perte de temps qu’il faut remplir d’autre chose –parler donc –, une sorte d’extension extérieure du temps et de l’activité du bureau. On peut marcher en parlant, quand on marche avec quelqu’un, traversant avec lui, par la marche et la parole qui se mêlent dans un même flux de mouvement, une expérience commune : partage d’une parole, partage d’une marche, partage d’un espace, partage d’une histoire, telle une action physique ouvrant la parole. Mais parler tout seul en marchant c’est nier la marche. D’ailleurs, ces New-Yorkais-là, trop pressés, trop actifs, ne font pas que marcher en parlant, ils font tout : courir, faire les courses, payer la caissière, jouer avec les enfants, promener leur chien, prendre un café, conduire,… La parole est une forme de flux continu qui recouvre toutes les activités, les nivelle et les nie. Seule compte finalement sa propre parole, au-dessus des autres ; dès lors, la temporalité et la spatialité unique de la marche, son existence même, cessent d’exister.

Antoine de Baecque
Degré zéro

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