La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 22 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Ici le temps change, la pluie s’est arrêtée et, paraît-il, cela va basculer vers le très froid, le très très froid : on annonce moins dix pour la fin de la semaine… Ces extrêmes variations caractérisent l’humeur américaine…

Les New-Yorkais n’ont pas d’allure, ils ont des allures. Ou plutôt ils ont des allures au sein d’une allure ! Bref, je n’ai jamais vu autant de manières différentes d’être dans une ville, de la pratiquer et d’y marcher qu’ici, tout en se soumettant à un seul stéréotype hyper dominant. C’est un paradoxe de plus : l’extrême diversité et liberté new-yorkaise et son aussi extrême conformité. 

À paris, il y a une allure traditionnelle, chez ceux qui marchent beaucoup, c’est le modèle idéal type de la flânerie, selon Louis Huart qui, en 1835, invente la Physiologie du flâneur : « Le flâneur est à mes yeux la plus haute expression de la civilisation moderne. Le voyez-vous mon flâneur, le parapluie sous le bras, les mains croisées derrière le dos ; comme il s’avance librement au milieu de cette foule dont il est le centre et qui ne s’en doute pas ! » Et qui reprend plus loin : « Avez-vous jamais réfléchi à tout ce que renferme ce mot de flânerie, ce mot charmant, adoré des poètes et des humoristes ? Faire d’interminables expéditions à travers les rues et les promenades ; errer, le nez au vent, les deux mains dans ses poches et le parapluie sous le bras, comme il sied à toute âme candide ; marcher devant soi, à la bonne aventure, sans songer à aller quelque part et sans se presser ; s’arrêter à chaque boutique afin de regarder les images, à chaque coin de rue pour lire les affiches, à chaque étalage pour palper les bouquins, s’abandonner tout entier au spectacle de la ville jusqu’au fond des sens et du cœur. » Le flâneur est entier dans le spectacle de la ville, qui détermine sa marche.

Ici, pas le moins du monde, les gens ne regardent pas la ville, ils connaissent leur chemin ça leur suffit ; les gens ne se regardent pas non plus entre eux, cela leur ferait trop peur. Les gens marchent, absorbés dans leur fonctions, dans leur tâches, dans leur téléphone portable, offrant leur trajet – davantage des trajets que des marches – à leur seule utilité : aller d’un point à un autre, aller travailler, aller faire les courses, aller promener le chien, aller au métro, aller… 

Aller mais pas marcher. Ce sont des « allures », et elles sont d’une diversité innombrables. On peut tout trouver à New York en terme d’allures : aucune ville ne possède autant de phénomènes étranges, d’excentriques, de clochards, de handicapés, d’aveugles, de malformés, de malfamés, rien n’est surprenant ici car rien n’est vu avec étonnement. Je me souviens d’un plan d’un film de John McTiernan qui montrait cela : comment passer inaperçu à New York ? Un type se déguisait comme la mort avec sa faux dans Le septième sceau de Bergman, et marchait tranquille dans les rues de la ville, comme un excentrique de plus ! 

Par contraste, il n’y pas de ville plus normalisée dans ses allures : 20 secondes pour traverser les avenues, 10 pour les rues, 1 minute entre chaque bloc, etc, tout est synchronisé sur un tempo précis, que seul maîtrise le grand maître de l’univers, mais que tous respectent et doivent respecter. Donc, s’est dégagée une allure type new-yorkaise : on marche vite, tout droit, sans s’arrêter sauf aux feux rouges, sans rien regarder d’autre que sa file et ceux qui arrivent exactement en face, souvent avec un téléphone à la main ou à l’oreille, c’est-à-dire en aveugle, absorbé dans autre chose que la marche elle-même. Et avec un but précis dont on ne se détournera sous aucun prétexte. 

Balzac et sa « physionomie de la démarche », qui est une forme de sociologie expérimentale de la ville à travers ses allures (au deux sens du mot, démarche et style), aurait été fou de joie ici, grâce à la diversité des allures et des cas sociaux, puisque toute une gradation de la ville s’y révèle (mais plutôt à la marge, la marge de la marche – encore, tout à l’heure, en deux minutes : d’abord une petite voiture de handicapée hyper hightech, qui filait à toute allure, plus vite que les vélos… Puis un grand type qu’on pouvait dire bossu qui avançait en traînant une jambe raide, à bonne allure lui aussi, se haussant au géant puis s’abaissant au nain, et ainsi de suite, en poussant des ahanements d’âne). Cette amplitude multiple des démarches aurait plu à Balzac. En même temps, la convergence des comportements, qui produit un type uniforme, finit par être réductrice et par reproduire le même, une identique allure, au sein d’une foule compacte où plus rien ne se distingue. Et comme Balzac, c’est la distinction… Il aurait été tout de même assez malheureux à New Yorkahanements!

Alors moi, j’essaie dans tout ça de marcher à ma façon. À bonne vitesse, sans fioritures, pas de flânerie, mais l’œil aux aguets, le « daguerréotype mobile » branché sur courant continu… Ce qui me permet de marcher, du moins j’essaie, avec toutes les allures différentes. Je marche tout seul mais avec les autres, avec les pressés, avec les obèses qui n’arrivent plus à suivre, avec les maigres qui s’envolent dans les bourrasques, avec les mannequins de plastique dans les vitrines qui sont littéralement sur la rue, ou avec cette grande femme très belle, très classe, blonde, en maillot de bain sur Broome Street (!). C’est une affiche verticale de 10 mètres de haut, au croisement de Houston Street, mais je marche avec elle aussi. J’essaye d’avoir en moi toutes les allures possibles et de n’en avoir aucune…

Antoine de Baecque
Degré zéro

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