La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 05 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Comme j’ai bien récupéré cette première nuit en dormant 9h, j’ai pu commencer les marches : deux heures cet après-midi vers le nord sur Broadway, retour par la 5e avenue depuis le sud de Central Park avec arrivée devant l’arc blanc planté au milieu de Washington square. Demain, j’irai vers l’ouest ou l’est, je verrai… Comme Washington square est au centre de Manhattan, tout est permis !

Je mange des salades et des fruits, en comptant mes dollars, c’est sain et économique, avec un budget de 50 dollars par jour et l’idée de revenir plus svelte. Cette marche solitaire, cette traversée en solo, d’une manière ou d’une autre, se doivent d’être aussi une épreuve. J’ai l’impression qu’il faut que je paye ainsi, par l’endurance du corps, le privilège d’être ici durant 6 semaines.  

Je suis tout de même allé voir l’institut Remarque ce matin, dans un des immeubles qui bordent Washington Square, juste à côté de la Bibliothèque universitaire. Demain, j’irai me faire ma carte ID/NYU violette, couleur de la fac, pour être un parfait étudiant au milieu des autres étudiants, et surtout pouvoir entrer à l’immense bibliothèque où je peux même emprunter 80 livres pendant 20 jours, c’est le tarif des profs et équivalents comme moi, un « visiting scholar »… Mais pour le moment, je travaille dans l’appartement, avec en fond sonore un morceau gentiment envoyé par un ami du Japon, Michael Ferrier, ancien New-Yorkais. Quand il a su que j’étais là, il m’a adressé un dialogue de deux solos, un saxo et le piano de Dave Brubeck, Automne in Washington Square. Parfaitement mélancolique.

Je marche dans la foule de Broadway, qui ne sait pas qu’elle est baudelairienne. Comme je prépare une conférence sur Eric Rohmer et Paris que je donne au séminaire des cinema studies de NYU demain soir, je revisite la figure du flâneur, et je relis Baudelaire en pensant à New York, qui s’y adapte plutôt bien, selon mon idée de la marche en tous les cas : « La foule est son domaine, comme l’air celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. » Mine de rien, Baudelaire invente… le cinéma : un kaléidoscope doué de conscience. 

Sinon, je me suis soudain aperçu que la grande sculpture qui me fait face depuis trois jours, dans le jardin devant de ma fenêtre, représente un… écureuil. Écureuil de béton géant qui dialogue avec les vrais, qui montent aux arbres sous son nez comme par malice… En dessous, dans l’herbe, il y a des trains de petits enfants qui passent à pied, accrochés à une corde, guidés par deux adultes, certains portant un tee-shirt vert, d’autres jaune…

Le temps, qui était doux et clément, avec un beau soleil l’après midi, qui m’éclairait à travers la fenêtre, vient de virer à la pluie. Ce qui a écourté un peu ma promenade quotidienne : quand il a commencé à sérieusement pleuvoir, j’ai rebroussé chemin, après avoir dépassé Union Square. Avant, j’avais déjeuné dans un immense… Pain Quotidien. Tout en bois, tout en profondeur, sur Broadway, où l’on boit des soupes avec l’air de se faire du bien. Je ne résiste pas à ces petits plaisirs parisiens (bruxellois en fait) en plein New York. Et j’aurais pu en prendre d’autres : il y a pas mal de franchises françaises installées ici, notamment pour la bouffe : la boulangerie Kayser par exemple. Comme rue Montorgueil ! New York est d’ailleurs devenu une sorte de grand Montorgueil, avec un nombre incalculable de restaurants, snacks, deli, starbucks, pizzeria, etc., comme si le New-Yorkais avait définitivement perdu l’habitude de faire à manger. Tout est fabriqué pour lui éviter ça, et il fait partie d’une chaîne alimentaire qui s’emballe mais, orpheline, a oublié le sens de l’expression « faire la cuisine ». C’est presque nauséeux, cet étalage de bouffe préfabriquée qu’est cette ville.

Antoine de Baecque
Degré zéro

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