La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 11 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Je commence par une petite question, ma question d’exploration urbaine du jour : comment marche-t-on à New York le dimanche ? D’abord tout est ouvert, c’est frappant, tout est ouvert tout le temps, sauf les bureaux de poste, qui ont des horaires français très stricts, pire encore : fermés les samedi ET dimanche ! Sur Bleecker street, c’est une marche lèche-vitrines classique, assez proche, en moins dense tout de même, de notre (horrible) rue des Francs-Bourgeois dominicale. Ailleurs, par exemple sur les 6e, 7e, 8e avenues et Hudson street, où j’étais en vadrouille cet après-midi, c’est une déambulation libre, beaucoup moins active et pressée, voire frénétique, qu’en semaine ou même samedi. Les voitures aussi sont beaucoup moins nombreuses et les passants peuvent presque flâner à la parisienne en prenant leur temps pour traverser les voies. Les silhouettes blanches et jaunes sur les feux, qui clignotent de plus en plus vite, parfois même accompagnées d’un compte à rebours de 20 à 0, réglant la circulation alternée des piétons en semaine, n’ont presque plus cours le dimanche : disons que plus personne n’en tient compte, on les ignore avec dédain pour marcher comme on veut, au rythme et à l’endroit que l’on veut. Puis, vers Chelsea, par où je suis passé aussi, de nouveau la foule se fait plus dense et les vitrines très diverses, sur la 14e rue, attirant les chalands qui passent au tempo de la curiosité boutiquière. En filant sur la 5e avenue, c’est encore autre chose : c’est le moment des vitrines de Noël, spectacle prisé des familles et des touristes. Des attroupements se forment, la musique  hurle ses rengaines à tue-tête, jingle bells, jingle bells, jingle bells ! Et petits ou grands font la queue pour passer à pas menus devant les scènes composées –toujours les mêmes, d’inspiration Disney avec contes de fée, ou alors luxe à la française chez Dior–, tandis que des Noirs déguisés en Père Noël ou en bellboys, les cloches à la main, dansent en chantant et en montrant leur plus beau sourire. Je ne sais pas trop quoi en penser. C’est touchant, mais en même temps régressif, presque raciste, et terriblement bon enfant. Mais cela attire un monde fou le dimanche. 

Ma petite enquête urbaine dominicale touche à sa fin. La conclusion, mais elle ne surprend guère : ici on marche par quartier, tout diffère parfois d’un bloc à l’autre, d’une avenue à une rue, avec des contrastes presque aussi forts que ceux du climat. Cela donne même l’impression que les gens restent dans leur coin, que les mélanges et les passages hors territoire propre ne sont pas de mise, avec des habitudes et des trajets très localisés et territorialisés. Qu’on soit du Village, de Chelsea, d’Hudson Yards ou de la 5e avenue midtown, on n’est pas le même New-Yorkais. Même le dimanche.

Le temps continue de jouer au yoyo, le thermomètre est redescendu très très bas, avec un ciel azur, ce qui est parfait : la vie d’une semaine nouvelle reprend en majesté. Le seul souci est que les trous d’eau au pied des trottoirs ont immédiatement… gelé, transformant les abords des passages cloutés en patinoire. Cela vaut des scènes cocasses et toujours l’impression de traverser un film burlesque. Les New-Yorkais ont l’habitude et restent stoïques et verticaux, moi j’ai le temps et la concentration pour faire attention, mais c’est un massacre de touristes, et il y en a pas mal en ce moment dans les rues de New York. J’ai vu ainsi un groupe de Français se faire décimer et éparpiller sur la glace en traversant la 5e avenue, au niveau de la 30e rue. C’était épatant et gondolant, avec force jurons poissards. 

Cette rue, à ce niveau, est devenue complètement… coréenne : sur 200 mètres il n’y a que des boutiques, restaurants, caractères coréens, et donc que des visages coréens, que des corps coréens : cela va bien avec le temps, puisque les Coréens sont les champions inégalés du patinage de vitesse depuis quelques années !

J’ai voulu aujourd’hui me balader en montant jusque dans le Upper East Side, une assez longue et belle marche qui m’a laissé frigorifié. Je suis monté par le sud des 1e et 2e avenues, la première bordée de grands ensembles d’immeubles en briques, les anciens HLM locaux, massifs, impressionnants et populaires, la seconde pleine de petites boutiques qui vendent ou proposent là ce qu’on ne trouve plus ailleurs – en tous les cas que je n’ai pas encore trouvé ailleurs : cordonniers, tailleurs, fripes occidentales ou orientales, pas mal d’échoppes du Maghreb ou d’Asie centrale aussi, et falafels autour du bâtiment du Mount Carmel, c’est très mélangé et très vivant… 

Passage par Murray Hill et de jolis petits immeubles très colorés. Enfin, le Upper East Side avec ses beaux alignements de façades cossues et ses avenues où tout semble propre de toute éternité. À chaque bloc, on a l’impression que vont sortir dans la rue un de ces « bas de soie » d’autrefois ou des écolières bon chic bon genre. Et les restaurants sont très snobs, un peu fermés sur eux-mêmes et tenus dans l’obscurité des gens importants, qui veulent se voir et discuter sans être vus, contrairement aux autres quartiers où les bouffeurs sont étalés en vitrine comme des réclames pour les produits refilés dans ces « prêts à manger ». J’ai fini cette promenade huppée en passant à l’Albertine, la librairie française du consulat, une très belle adresse pour les amoureux des livres, et il n’y en a pas (plus) tant que cela à Manhattan, very chic…

Antoine de Baecque
Degré zéro

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