La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Le Radeau de la Méduse
| 03 Jan 2017

« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

Dans mon lycée de Z, il me fallut reprendre le cours sur la dissertation. L’envie avait un peu faibli chez mes terminales scientifiques comme chez moi. Je n’aime pas traîner sur deux semaines un sujet pareil. De fait, les élèves avaient déjà tout oublié ou presque de ce que nous avions fait. Ils se souvenaient à peine du sujet que j’avais choisi. La leçon n’était pas gagnée.

Je décidai de relancer le cours à partir d’un exemple. Et comme je les savais pauvres en matière de peinture ou de musique savante, je choisis L’Assommoir, certain que mes élèves connaissaient ce texte qu’on étudie si souvent au collège. J’étais très loin du compte.

Beaucoup avaient entendu parler de Zola, peu l’avaient lu, rares étaient ceux qui avaient étudié ce roman. Mais tous en revanche s’étonnaient de mon choix. L’Assommoir, selon eux, n’était pas une œuvre d’art !

Je me trompais sur ce qui les surprenait. Je croyais qu’ils n’aimaient pas Zola ou du moins ce roman. Un autre exemple ferait l’affaire. Le but de la leçon n’était pas d’expliquer Les Rougon-Macquart. Je me rabattis sur Balzac, sans plus de succès pourtant. La classe se montra tout aussi prévenue contre Le Père Goriot. Je pensai un moment leur parler du Voyage mais ils ignoraient jusqu’au nom de Céline.

Un peu agacé, je finis par leur demander ce qu’ils avaient contre L’Assommoir ou Le Père Goriot. Leur réponse fut unanime, simple et rapide. Un roman ne pouvait être un chef-d’œuvre, la littérature ne faisait pas partie des beaux-arts. Dans quoi la rangeaient-ils alors ? Le roman n’était-il qu’un simple divertissement ? Là n’était pas le problème. Pour eux la littérature ne pouvait être un art parce qu’elle était une discipline scolaire.

J’ai chaque année ou presque obtenu la même réaction qui me conduit à m’interroger sur l’enseignement des lettres dans nos écoles et plus largement encore sur notre système scolaire qui semble désormais dévaloriser tout ce qu’il touche à la façon d’une mauvaise fée dont la baguette magique transformerait ce qu’il y a de plus beau en un vilain tas de boue.

Je remis à un autre jour la démonstration de la grandeur de la littérature et je décidai de prendre l’exemple du Radeau de la Méduse. Personne dans la classe n’avait entendu parler de ce tableau mais son sujet est tellement dramatique qu’il se laisse raconter à la façon d’une histoire. Je promis en même temps d’en apporter une reproduction dès la prochaine séance. La salle où nous avions cours, comme la plupart des salles de ce lycée, était dépourvue de vidéo-projecteur et de connexion à internet.

Diogène en banlieue, une chronique de Gilles Pétel. Chapitre 10: "Le radeau de la méduse"

Après avoir rappelé les événements qui avaient conduit Géricault à peindre Le Radeau, j’interrogeai de nouveau les élèves. Peut-on expliquer une œuvre d’art ? Que peut-on expliquer dans un tableau comme celui-ci ?

–  La technique, Monsieur.

–  Très bien. Essayez de préciser. Imaginez le soleil levant sur une mer démontée où un radeau chargé d’hommes nus ou en haillons flotte au gré du vent qui gonfle une voile carrée.

–  La lumière, les contrastes.

–  Vous les voyez ? Qu’est-ce qu’ils montrent ?

–  Il y a une dramatisation de la scène, Monsieur.

–  Bien Arnaud. Oui, Isabelle ?

–  L’époque.

–  Vous pouvez nous faire une phrase complète ?

–  Le tableau est le reflet de son époque.

– Bien. Il faudrait donc connaître l’histoire pour expliquer une œuvre d’art. D’autres remarques ? Y-a-t-il d’autres choses qu’on puisse expliquer dans une œuvre ?

–  L’auteur.

–  Même remarque que pour Isabelle, Rachida.

–  Il faut connaître la vie de l’auteur pour comprendre son tableau.

– C’est effectivement ce que pensent beaucoup de gens. Savoir si un artiste possédait des maîtresses, s’il buvait, s’il se droguait, etc. C’est aussi ce que font ces films qu’on appelle des biopics. Géricault n’avait que 27 ans lorsqu’il a peint ce grand tableau de la modernité. Il allait mourir quelques années plus tard, en 1824. Mais comprendre et expliquer, est-ce la même chose ? Quelqu’un peut-il préciser le sens de la notion d’explication ? Philippe ?

–  Expliquer, c’est parler des éléments qui sont dans l’œuvre.

–  Ce n’est pas très bien dit, Philippe. Vous pouvez reprendre ? Choisissez un verbe plus précis que parler.

– Analyser ?

–  Parfait. Ecoutez bien maintenant. Quand vous analysez un ensemble (une œuvre ou tout autre chose), vous décomposez cet ensemble en différents éléments. Plus vous trouvez d’éléments ou de paramètres, plus l’analyse est poussée, plus l’explication est précise. Maintenant nous pouvons nous demander ce que nous gagnons en analysant ou en expliquant une œuvre d’art. Jérôme ?

–  Je ne comprends pas la question, Monsieur.

–  Il s’agit de savoir ce que cela nous apporte d’expliquer une œuvre. À quoi ça sert, si vous préférez. Anaïs ?

–  C’est beaucoup plus clair.

–  Sans doute. Mais encore une fois, tâchez d’être un peu plus précise.

–  On comprend mieux ce qu’a voulu faire l’artiste.

–  Vous me dites, Anaïs, si je trahis votre pensée. L’œuvre expliquée devient plus intelligible. Elle perd son mystère. Mais perd-elle tout son mystère ?

–  Qu’est-ce que vous appelez un mystère, Monsieur ?

–  Un mystère est précisément ce que nous ne pouvons pas expliquer.

Gilles Pétel 
Diogène en banlieue

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