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Dovlatov, la revanche d’un invisible
| 30 Sep 2018

Lorsqu’on lui annonça, début des années quatre-vingt, que pour la première fois l’une de ses nouvelles allait être publiée par le New Yorker, Sergueï Dovlatov n’en fut guère ému. « J’ai trop longtemps attendu cette minute. »

Vrai qu’il avait connu, jusque-là, une scoumoune éditoriale hors pair. Même pour un jeune auteur soviétique qui entre dans la carrière au moment où Brejnev referme la brève parenthèse libérale de la période kroutchévienne. Même pour un émigré russe, écrivain non publié et inconnu se retrouvant à la fin des années soixante-dix dans le Queens. Et lorsqu’il mourut à 48 ans, il n’avait pas vu son rêve le plus cher s’accomplir : être publié en Russie, dans sa langue. Son premier livre ne parut à Moscou qu’un an après, en 1990.

On peut dire que, depuis, le monde se rattrape. Succès durable en Russie, thèses sur son œuvre aux États-Unis, texte adapté au théâtre par Peter Stein, festival Dovlatov, prix Dovlatov, statue de Dovlatov dans la rue de Saint-Pétersbourg où il vécut et, cette année, un film d’Alexeï Guerman Jr couronné à Berlin, vendu dans trente pays et à Netflix. Qui pourtant ne raconte qu’une semaine assez morne dans la vie de Dovlatov, géant au regard velouté, héros bartlebyen.


Étrangement, les producteurs russes du film ont lancé un sondage : « Aimeriez-vous voir un film sur Dovlatov ? » 30% des sondés répondirent que oui, avec présence marquée d’étudiants. Puis Alexeï Guerman Jr a lancé un appel à la population de Saint-Pétersbourg : apportez tout ce que vous avez d’avant la Chute du mur, objets, photos, vêtements. Ils le firent, et comment. L’Ours d’or, à Berlin, récompense précisément décors et costumes apportés par les habitants.

Image presque baveuse, dont ensuite on ne sait plus si elle est en couleur ou noir et blanc : c’est de la couleur, mais un beige glaciation baigne tout le film. Écrivain empêché et journaliste régulièrement viré, Dovlatov flotte d’un rendez-vous l’autre, poursuivant des objectifs raisonnables, gagner un peu d’argent en écrivant des articles pour les nombreuses publications professionnelles (un journal par usine pour ainsi dire), être admis à l’Union des écrivains, sésame en vue d’une publication de ses romans, à défaut placer une nouvelle dans une revue, trouver une poupée allemande pour sa fille, et boire en discutant avec les amis. Seule cette dernière ambition est comblée.

Ville de pierre comme réduite et luisante toujours, pas un néon en vue, et cette suite de dos cassés, tristesses et tendresses comme enfermées, gaietés en vase clos, le jazz seul opère, en fond. Artistes oui, ou pas, on se tient chaud. On traque au marché noir les livres venus de l’Ouest (liste d’attente pour Lolita de Nabokov). Se détachant sur ce fond apparaît parfois Joseph Brodsky, ami de Dovlatov. Brodsky est certes un poète en butte aux autorités, mais publié et comme aiguisé par cela même, dos droit jusqu’au prix Nobel après son émigration forcée aux USA.

Dovlatov serait plutôt dissident malgré lui. Il tente de se conformer à ce qui lui est ordonné, mais son écriture et son regard trahissent le moindre de ses reportages. Le récit d’un film tourné à l’usine contient une dose d’ironie incompatible avec la célébration des travailleurs. Il rend docilement visite à l’ouvrier-poète recommandé par les autorités. Surprise, celui-ci est bel et bien habité par les mots. Après fraternisation avec Dovlatov, il est toujours poète, mais irrécupérable. L’écrivain promène sa haute silhouette, sa lenteur d’ours dans les salles de rédaction, dans les bureaux de ceux qui ont réussi à se caser quelque part dans la machine éditoriale, et tant de gens lui glissent entre deux portes qu’il a tant de talent, mais que « au dessus, ça ne passera pas ». C’est peut-être le pire, cette estime chuchotante. Dovlatov encaisse. Une seule fois, il agresse l’un de ceux qui peuvent tant pour lui, urologue bien en cour à l’Union des écrivains, avec datcha de luxe et ambitions culturelles, mais sans doute est-ce parce qu’il se tient auprès d’une ex-amante, celle qui lui a dit : « c’est dur de rester soi-même quand on n’est personne ». Le film s’achève dans les nuées pétersbourgeoises d’un homme qui ne cherche pas les ennuis mais les trouve en trois lignes, et fait sécession, juché sur le toit d’une voiture.

Sur l’écran s’affiche en grandes lettres : « Dovlatov, l’un des auteurs russes les plus importants du XXe siècle ». Lequel en compte pas mal. Mais la précision n’est pas inutile en France, où Dovlatov est à peu près inconnu (même si un mardi à quinze heures le film fait salle comble). Sergueï Dovlatov, “Le Livre invisible” suivi du “Journal invisible", traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Genève, La Baconnière, 2017Deux livres en un, Le Livre invisible, suivi du Journal invisible, ont tout de même été publiés récemment aux éditions La Baconnière (prix de la traduction Russie 2018 pour Christine Zeytounian-Beloüs). Titres prometteurs, autobiographiques, et dans lesquels le cinéaste a largement puisé.

Le Livre invisible est l’histoire de tout ce qui ne fut pas publié, en URSS, des dérobades, des lâchetés (et de la scoumoune, donc, les épreuves d’un livre enfin passé par toutes les fourches caudines de l’édition en Lettonie, arrivé au stade des épreuves, saisi par erreur parmi des samizdats, attire l’attention du KGB, fin de l’aventure). Il faut dire que La Zone (traduit par Christine Zeytounian-Beloüs, éditions du Rocher, 2003) relate le séjour de Dovlatov dans un camp sibérien pour droits communs, comme gardien, où il fut envoyé par l’armée après s’être fait étendre trois fois de suite à l’examen d’allemand en fac. Gardiens et gardés, en intimité, c’est le sujet. L’œil de Dovlatov, c’est une attention extrême aux ratés humains, aux mécanismes, et une empathie, une bienveillance qui exclut la victimisation. L’ironie, il la destine d’abord à lui-même. Dans le monde apparemment soft de la glaciation, où tout le monde regrette que ce ne soit pas différent, regrette tellement, et s’incline, Dovlatov se fait aussi étendre à tous les examens d’entrée à l’Union des écrivains. Ses textes circuleront sous le manteau, et les tracasseries, dont une semaine en prison sans motif aucun, l’amèneront à émigrer, en 1979.

C’est Le Journal invisible. Dovlatov arrive à New York à peu près au même moment qu’Édouard Limonov. Comme lui, il se retrouve, côté revues, face à des dinosaures qui remâchent des haines et des querelles, qui ont croisé Trotsky, et Nabokov, et n’ont rien vu ou lu depuis. « Et c’est là que nous arrivons, brigands moustachus vêtus de jeans. Pour parler au public dans une langue plus vivante et humaine. » Mais, alors que Limonov plonge dans le New York marginal et tendance, américain, quitte à parfois dormir dans un parc (Le poète russe préfère les grands nègres, Pauvert), Dovlatov se replie en famille avec mère, femme et fille, dans les immeubles occupés par des compatriotes, à Forest Hills : « une colonie russe de New York. […] Nous avons nos magasins, nos blanchisseries, nos teintureries, nos ateliers photos, nos bureaux d’excursions. Nos taxis, nos millionnaires, nos activistes religieux, nos gangsters, nos alcooliques et nos prostituées ». C’est un endroit où l’on met un point d’honneur à ne pas apprendre l’anglais. Comme dit une dame émigrée, entrant dans une poissonnerie : « je savais qu’ils parleraient anglais, mais pas à ce point ». À Forest Hills (avec portraits acidulés de tous), Dovlatov rallie la banquette alcoolisée des amis, mais l’esprit entrepreneurial américain le visite. Il monte une revue improbable, très lue et très mal gérée, « la période la plus heureuse de ma vie ». Avec ses losers préférés, au nombre desquels il se compte toujours, mais qu’il ne ménage pas : « Vous écrivez il n’y a qu’un seul ennemi, le communisme. C’est faux. Nous en avons d’autres, à part cette doctrine obsolète. Notre bêtise et notre incroyance. Notre égoïsme et notre pharisaïsme. Notre intolérance et nos mensonges. Notre cupidité et notre vénalité. »

Heureusement, Joseph Brodsky, qui, lui, parlait parfaitement anglais, enseignait loin des banquettes de Forest Hills, veillait sur le compagnon de Leningrad. Il présenta à Dovlatov une ravissante traductrice débutante. En douze ans d’exil, douze livres furent publiés aux États-Unis.

Dominique Conil
Cinéma     Livres

Dovlatov, d’Alexei Guerman Jr, Paradis films, 2018, avec Artur Beschastny, Milan Maric, Danila Kozlovsky…

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