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Dunkerque : profondeurs du champ de bataille
| 03 Oct 2017

« Horror… »

De la plus simple des répliques, improvisée par le génie destroy de Marlon Brando au cœur des ténèbres, comme du titre lui-même du film-monument de F.F. Coppola (Apocalypse Now, donc), un autre Maître du Nouvel Hollywood, Steven Spielberg en personne, a écrit sa propre version. En 1999, l’ouverture du Saving Private Ryan nous explose à la face comme un obus sur une plage de France.

Tous les films hollywoodiens classiques qui font du champ de bataille le terrain de sport de l’héroïsme sont des mensonges. Point de place ici pour la valeur ni la bravoure, mais juste un déluge de feu et une marée de sang, un bloc de violence et d’absurde où la mort se distribue au hasard. Ce n’est même plus un récit qu’on raconte, épopée ou chronique où le champion gagne avance sur la carte, défait l’adversaire, sauve l’ami, pour la plus juste des causes. Non, la guerre n’est plus qu’un « phénomène » qui nous dépasse, le spectacle d’un chaos sans fin. Caméra heurtée, montage épileptique, son saturé, effet gore… En nous débarquant au milieu des balles sifflantes et des tripes ouvertes, Spielberg nous plonge dans l’horreur comme en apnée, et nous en réémergeons le souffle coupé.

Ces dix premières minutes du Soldat Ryan, Christopher Nolan les a radicalisées en une fresque de presque 2 heures, sur la situation historique inverse – non plus les Américains qui reprennent les rivages de la Manche en 1944, mais les Anglais qui les évacuent en 1940, pris au piège de la ville éponyme cernée par les Allemands. De cette souricière, il faut s’échapper comme d’une prison, et le film de guerre devient ici survival, ce sous-genre de l’horreur dont l’intitulé fait office de programme. La dynamique de l’attaque s’inverse alors en dramaturgie d’évasion : faire la guerre ce n’est plus conquérir, mais fuir. Pas de colline à prendre ni de poste à tenir pour les malheureux soldats ou les officiers impuissants, mais à chaque scène, une énième tentative désespérée pour « s’en sortir ».

Pas davantage de psychologie, puisque nous ne saurons rien d’aucun personnage, tout dialogue réduit au strict minimum, en vertu de la seule loi humaine qui vaille ici, celle qui se passe de discours : struggle for life. Pauvres mortels devenus pantins des fatalités, si vidés de toute intériorité autre que la peur ou l’espoir, que les quelques micro-tragédies morales qui s’infiltrent ici ou là ne se chargent de rien. Et comme au début du Soldat Ryan, nous ne verrons pas davantage le visage de l’adversaire, entité abstraite qui relève davantage d’une puissance sonore et céleste que de l’être réel. Piqués des appareils, rafales des mitraillettes, tonnerres des bombardements… C’est là que l’expérience d’immersion, ce voyage au bout de l’Enfer où nous propulse Dunkirk, devient la plus puissante, lorsque nous sentons cette menace tomber de nulle part, sur le péquin coincé au sol comme sur le pilote dans sa carlingue.

Car comme pour compenser enjeu si minimal et show si brutal, le film déploie les points de vue et les champs de bataille en un savant montage alterné. Comme en contrechamp des hommes otages du rivage, d’autres leur viennent en aide, civils se mobilisant sur leurs esquifs, ou chevaliers du ciel volant à leur rescousse… Rien de bien original, quand déjà en 1962, après bien d’autres, Le Jour le plus long dépliait l’hallucinant casting d’une super-production franco-américaine. Sauf qu’ici, Christopher Nolan, architecte obsessionnel et surdoué d’invraisemblables dédales temporels (Memento, Inception, Interstellar…), échafaude un édifice inédit : ces trois lignes dramatiques, terre / eau / air, destinées à converger vers un nœud gordien, commencent en décalage dans le temps (la première une semaine avant, la seconde un jour avant, la dernière une heure avant…). De sorte que nous suivons en parallèle, d’une ellipse à l’autre, trois temporalités qui ne coulent pas à la même vitesse !

Peut-être s’écrit-il là un prochain passionnant chapitre de l’histoire du cinéma, rien que ça ! Histoire sans cesse appelée à la surenchère, à mesure que la concurrence des divers petits écrans (télé, internet, séries…) la forcent à l’innovation (son, couleur, scope…). À l’heure où l’usine à rêves se confronte aux limites de son hyper-puissance spectaculaire – synthèse, 3D & franchises de super héros comme autant de bulles spéculatives prêtes d’imploser -, certains préfèrent nous proposer de nouvelles expériences mentales. Des dispositifs de montage en réalité, narrations décalées, entrecroisées, retournées, qui déjouent nos réflexes de publics contemporains. Qui a vu le dernier épisode de la saga WestWorld ou le dernier opus de Denis Villeneuve (le SF Premier Contact) se souvient que notre plaisir a tenu bien moins aux effets numériques qu’aux surprises que le récit nous avait réservées dans la chronologie des évènements.

Mais hélas, toute-puissante soit-elle à nous perdre dans un spectacle immersif et une structure labyrinthique, la virtuosité n’est pas suffisante à faire vertu. Si Dunkirk nous fait éprouver si bien la guerre, qu’en dit-il ? Pas grand chose, sinon le sempiternel refrain patriotique sur le beau courage sacrificiel des uns et des autres dont résonne le dénouement. Saving Private Ryan déjà se laissait piéger à une telle contradiction : passé le grand chaos inaugural, la troupe menée par Tom Hanks, et l’aventure héroïque de la guerre juste, reprenaient leur chemin comme si de rien n’était, comme si Spielberg ne pouvait s’empêcher de rebâtir le vieux monument glorieux qu’il avait si bien détruit dans sa première demi-heure. Jusqu’à nous achever d’une bannière étoilée flottant au ralenti dans la grâce d’un contre-jour et d’une symphonie… (même paradoxe éthique et même plan final dans La Chute du faucon noir / Black Hawk down, de Ridley Scott).

Las, ni Spielberg ni Scott ni Nolan ne sont Sam Peckinpah, ce cinéaste radical et enragé qui, des Chiens de Paille à La Horde sauvage, en passant par La Croix de fer, rappelle inlassablement qu’il n’y a rien à sauver dans « l’horreur ». Il n’y a pas de héros dans une guerre, pas plus que de vainqueurs [1]. Il n’y a que des survivants et des morts.

Thomas Gayrard
Cinéma

Dunkerque/Dunkirk (1h47), avec Fionn Whitehead, Mark Rylance, Tom Hardy…

[1] C’est le mot d’un ancien officier du Vietcong, en ouverture de l’impressionnante fresque documentaire que consacrent au Vietnam Ken Burns et Lynn Novick, déjà auteurs des monuments The War et The Civil War, récemment diffusée sur Arte.

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