La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 19 Sep 2017

Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.

Les lecteurs de Vingt mille lieues sous les mers ignoraient que la bibliothèque du Nautilus possédait un imposant rayon de livres érotiques. Ils l’ignoraient parce que Pierre-Jules Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, faisait la chasse dans les manuscrits de son ami à tout ce qui avait trait à la sensualité et même à l’amour [1], et qu’il a coupé d’autorité les paragraphes où l’écrivain faisait un inventaire gourmand du rayon rose du capitaine Nemo. Fort heureusement, l’éminent vernien Émile-Louis Dumontoux, parti à la pêche dans les archives Hetzel déposées à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), est parvenu à retrouver une version du manuscrit où figure le passage manquant. Il le restitue dans le dernier numéro de la Revue Jules Verne.

Rappelez-vous : le professeur Pierre Aronnax se retrouve à bord du Nautilus, que son capitaine entreprend de lui faire explorer d’un bout à l’autre. La visite commence par la bibliothèque. « De hauts meubles en palissandre noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables ». Aronnax s’émerveille de cette collection de douze mille volumes de science, de morale et de littérature écrits en toutes langues« qui ferait honneur à plus d’un palais des continents. » Parmi ces ouvrages, « tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à Madame Sand ». C’est George Sand qui avait donné à Verne l’idée de ce roman des abysses dans une lettre où elle lui écrivait : « J’espère que vous nous conduirez bientôt dans les profondeurs de la mer et que vous ferez voyager vos personnages dans ces appareils de plongeurs que votre science et votre imagination peuvent se permettre de perfectionner. » Sand faisait bien de vanter l’imagination de Verne car la version du manuscrit exhumée par Émile-Louis Dumontoux inclut ce dialogue :

– Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j’en profiterai.
– Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, répondit le capitaine Nemo en pointant le doigt vers les rayonnages les plus élevés. C’est aussi une salle de, disons, distraction, et vous pourrez en profiter aussi.
– De distraction ?
– Venez voir de plus près, vous comprendrez.

Les deux hommes grimpent sur un escabeau. Nemo tend un livre à Aronnax. Ce dernier l’ouvre au hasard et tombe sur une gravure fort bien exécutée des lèvres vaginales d’une jeune fille.

– Eh bien…, balbutiai-je, fort troublé.
– Dans les îles Chuuk, fit le capitaine Nemo, la beauté d’une femme se mesure à celle de ses lèvres intimes, sachez-le. A la nuit tombée, les garçons se glissent en cachette dans les maisons des femmes endormies et soulèvent leurs jupes afin d’examiner leurs attributs. C’est d’ailleurs un jeu auquel les filles se prêtent d’assez bonne grâce en faisant semblant de dormir. Tout cela est fort bien expliqué dans cet ouvrage. Vous pouvez l’emporter dans votre cabine si vous le désirez. Les nuits sont longues sous la mer, et les jours aussi car rien ne les distingue.

Suit alors un étonnant développement où Nemo expose une autre pratique sexuelle de ces îles micronésiennes, appelée « marteau chuukais », qui consiste pour l’homme à frapper son pénis contre le clitoris de la femme jusqu’à la jouissance. Le passage se termine ainsi :

« Il y a tout de même des jours où je regrette d’avoir quitté la terre, fit pensivement Nemo en considérant le vaste rayon où étaient rangés deux cents autres ouvrages aussi édifiants et aussi parfaitement illustrés, ainsi que j’eus par la suite le loisir d’en juger.« 

Hetzel a barré toutes ces lignes de rouge et a noté dans la marge en lettres capitales : NON, NON ET NON !

Que Verne ait fait cet écart n’est pas une surprise : on sait qu’il fut l’auteur de quelques poésies légèrement grivoises. Que Hetzel ait supprimé tout le passage n’en est pas une non plus : il fallait garder au personnage de Nemo, détaché de tout, son mystère et son côté surhumain. Le malicieux Jules Verne a tout de même acté cette censure dans la version finale de Vingt mille lieues en faisant dire à Aronnax : « Je ne vis pas un seul ouvrage d’économie politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. »

Hetzel, bon joueur, a laissé passer.

Édouard Launet

[1] Voir l’article de William Butcher dans le n°38 de la Revue Jules Verne.

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