La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Gaëlle Bourges divague sur Lascaux
| 08 Déc 2015
Lascaux Gaëlle Bourges danse

© Agnès Butet

En ces temps détestablement agités sur terre, on ne peut qu’accepter l’invitation de Gaëlle Bourges à visiter à sa façon la grotte de Lascaux. Présentée dans le cadre du stimulant festival Les Inaccoutumés à la Ménagerie de Verre (1), qui a un penchant – et nous aussi – pour les propositions chorégraphiques les plus hasardeuses, Lascaux est une curiosité. Après avoir bien disséqué les représentations féminines et autres dans la peinture (La Belle IndifférenceÀ mon seul désir, Le verrou), la chorégraphe s’intéresse à l’art pariétal. Avant de pénétrer dans la grotte, on assiste à une scène qui relate certaines scènes du film de John Boorman, Délivrance : le concours entre la guitare et le banjo (deux visions de l’Amérique) et le viol homosexuel. Les acteurs, danseurs, manipulateurs sont quatre, comme le groupe d’adolescents qui découvrent la grotte en 1940 dans le Périgord noir. Alors que ça bombarde là-haut, ils s’amusent en projetant sur les murs du théâtre des dessins de bestioles préhistoriques : des taureaux, des chevaux, des antilopes. Il fait sombre et l’obscurité est propice à l’écoute du texte riche en références précieuses (2) et qui passe en revue une foultitude de sujets sur lesquels, parfois, on aimerait s’attarder, comme ce passage qui attise la curiosité : “Bizarrement, beaucoup de préhistoriens sont des religieux à cette époque. Comme s’il s’agissait de convertir le monde inférieur – cet enfer – plutôt que de le laisser aux forces obscures. Plus bizarrement encore, on observe des apparitions de la vierge Marie au même moment qu’on découvre pour la première fois les grottes ornées, et dans un même triangle géographique.” Mais elle nous plante là, comme s’il était temps de filer. Parfois, c’est l’inverse, l’histoire très drôle des soutiens-gorge préhistoriques se suffit à elle-même dans le texte et n’a pas besoin de représentation scénique.

Et, déjà, on file à la fin du spectacle. Alors qu’un rideau de cartons s’ouvre en fond de scène sur une scène érotiquement primaire, braquemard postiche en érection, la chorégraphe houspille, ce qui n’est pas pour nous déplaire : “Bataille avait tort : oui, peut-être il y a un accord essentiel et paradoxal de la mort et de l’érotisme, une proximité affective et visuelle entre le spasme et l’orgasme ; oui, leur spécificité commune est qu’ils se dérobent dans l’instant même où ils se révèlent. Mais la scène du puits, dans la grotte, l’homme blessé face au bison, l’homme à tête d’oiseau et au sexe dressé, sur qui le bison tripes à l’air fonce n’est pas la scène originelle : ce n’est pas la mort liée au péché, la mort liée à l’exaltation sexuelle. Le bison n’est pas une figure féminine maternelle qui se vide et l’homme oiseau une figure masculine qui bande. Il est temps de dépasser Bataille par la gauche animale. Disons la vérité, pour une fois : c’est un bison stérile qui ne portera jamais d’enfant face à un pénis postiche oiseau qui ne peut pas voler. Et ils dansent. Il n’y a pas de nuit sexuelle. Il y a juste la nuit. Et nos yeux qui ne voient rien. Il faut repeindre nos parois internes. Maintenant. Créer de nouvelles images. Puis nous abandonner. Et seulement à une sérénité crispée.”

Lumière : le spectacle est terminé. Intrigante comme son auteur, la pièce est plaisante, curieuse, drôle. On aime tous les personnages, les bêtes et les hommes. Le plaisir est adolescent, on veut en savoir plus, apprendre à voir dans le noir. On l’aura compris, il n’y a pas d’histoire puisque c’est la préhistoire, mais on s’en raconte beaucoup après et c’est l’essentiel.

Marie-Christine Vernay
Danse

(1) Festival Les Inaccoutumés jusqu’au 12 décembre 2015. Jonas Chéreau et Madeleine Fournier jusque au 10 décembre. Kaori Ito les 11 et 12 décembre. La Ménagerie de Verre,11 rue Léchevin, Paris 11e, 01 43 38 33 44.

(2) Avec des extraits et d’après : Qu’est-ce que le contemporain, de Giorgio Agamben (Rivages poche, 2008, traduit de l’italien par Maxime Rovere), Bataille à Lascaux, de Daniel Fabre (L’Echoppe, 2014), Petit guide de la préhistoire, de Jacques Pernaud-Orliac (Points Sciences, 2015), Lascaux : Le geste, l’espace et le temps, de Norbert Aujoulat (Seuil, 2013), Les chamanes de la préhistoire, de Jean Clottes et David Lewis Williams (Points Histoire, 2015), Élégie inachevée, de Rainer Maria Rilke (in Élégies de Duino, NRF Poésie/Gallimard, 2013, traduction Jean-Pierre Lefebvre et Maurice Regnaut), Lascaux ou la naissance de l’art, de Georges Bataille (in Œuvres Complètes, tome IX, NRF Gallimard, 2010), Les Larmes d’Eros, Georges Bataille (Pauvert, 1997), Lascaux et la guerre. Une galerie de portraits, par Brigitte et Gilles Delluc (Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, 2010/2), La passion selon Carol Rama, catalogue de l’exposition, texte de Paul B. Preciado (Paris Musées, 2015).

Lascaux de Gaëlle Bourges, prochaine représentation le 21 janvier au Vivat, scène conventionnée, Armentières (59), dans le cadre du festival Vivat la danse !

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