La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Au fond du trou, l’Europe
| 12 Jan 2018

« L’Europe est une promesse qui n’a pas été tenue », déclarait en 2016 Martin Schulz, à l’époque président du Parlement européen. De la désillusion de l’Europe, on retrouve l’écho dans plusieurs spectacles récents, réalisés par des metteurs en scène pas encore ou à peine trentenaires. Au dernier Festival d’Avignon, Julie Bertin et Jade Herbulot ont présenté Memories of Sarajevo et Dans les ruines d’Athènes, les deux derniers volets d’une tétralogie intitulée Europe, mon amour.

1993, le spectacle que met en scène Julien Gosselin avec des acteurs tout juste sortis de l’École du Théâtre national de Strasbourg, interroge lui aussi les racines d’un malaise européen, à partir de deux événements, ou plutôt de deux réalisations monumentales souterraines, symboles de la construction européenne dans les années 1990 : le tunnel sous la Manche, et celui creusé à la frontière franco-suisse pour accueillir l’accélérateur de particules conçu par le CERN. C’est sur ces deux trous noirs que le romancier (et philosophe de formation) Aurélien Bellanger – né quant à lui en 1980 – a construit le texte du spectacle, qui intègre aussi plusieurs extraits d’un essai fameux publié à l’époque, La Fin de l’histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama.

L’accélérateur de particules, on le retrouve d’abord dans la scénographie, la bande son et les éclairages de 1993. Comme dans 2666, l’adaptation par Gosselin du roman fleuve de Roberto Bolaño, les spectateurs sont durant de longues périodes soumis à un bombardement visuel et sonore à base de lumières stroboscopiques et de basses saturées, plus propices à la transe ou à l’hypnose qu’à la réflexion.

Dans 2666, la violence du procédé tenait du trompe l’œil ; un habillage heurté pour une adaptation illustrative, qui tendait à transformer un roman monstre en BD sage. Plus confus, 1993 est aussi moins consensuel, et c’est tant mieux. Proféré par des comédiens réduits, pendant les deux-tiers du spectacle, à la fonction de silhouettes, secoué par les vibrations de la dance (No limits par le groupe 2 Unlimited), le texte ne manque ni de souffle, ni de séduction. Extrait : « La fin de l’histoire s’est abattue ici, à l’ouest du lac Léman. Ou plutôt la fin de l’histoire, événement autrefois cataclysmique et définitif — le heurt au son mat et bref de la Terre contre le mur du temps — s’est ici volatilisée, comme un astéroïde qui se serait sublimé dans les hautes couches de l’atmosphère. La fin de l’histoire est ici une pluie continue de particules cosmiques, un bruit blanc d’isotope, un cauchemar recueilli par un attrape-rêve de facture étonnamment moderne et présentant un nombre anormalement élevé de fils entremêlés — comme si l’impact devait être sans cesse différé, suspendu, maintenu à l’état d’hypothèse, de probabilité réfutable »… On est pas si loin, dans le ton, poétique et prophétique, de Raoul Vaneigem, de Jean Baudrillard, ou plus près de nous de Michel Houellebecq (le premier spectacle de Julien Gosselin était une adaptation des Particules élémentaires, et Aurélien Bellanger est l’auteur d’un essai sur Houellebecq).

Si la forme peut séduire, le fond est plus attendu : le fin de l’histoire est tombée sur un os, et le tunnel sous la Manche, symbole de paix, de lien et d’unité, est devenu une barrière infranchissable sur laquelle viennent rebondir les migrants, fantômes d’une histoire qui résiste : « Lentement, le paysage s’est mis en ordre de bataille. Le paysage s’est mis à ressembler à une zone de guerre. Une guerre archaïque. La Bataille de Calais. Les systèmes défensifs déployés ici sont ceux qu’on pouvait disposer autrefois autour des campements pour empêcher les intrusions nocturnes et dévastatrices du gros gibier. Un gros gibier mystérieusement chassé de ses écosystèmes lointains et qui porte avec lui l’odeur mystérieuse, oubliée de la guerre. »

Le texte renvoie par ailleurs à deux écrits, l’essai de Fukuyama déjà évoqué, et le discours de réception du Prix Nobel de la Paix 2012 attribué à l’Union européenne. Ils pourraient l’un et l’autre prêter à une ironie facile, mais ce n’est pas le but recherché. Même sous forme d’extraits, La Fin de l’histoire de Fukuyama se révèle plus complexe et subtile que la vision caricaturale que l’on en a communément. Sous la provocation assumée, l’auteur n’est pas si aveugle quand il évoque par exemple un XXIe siècle « avec un niveau élevé, voire croissant de violence ethnique et nationaliste ».

Quant au discours prononcé à Stockholm par Herman Von Rompuy, président du Conseil européen, il date d’avant la crise des réfugiés et est d’un bon niveau intellectuel… qui fait d’autant plus cruellement ressentir le décalage entre les principes et la réalité.

Reste la troisième partie du spectacle, intitulée « Erasmus ». La plus problématique, et peut-être la plus intéressante. Enfin incarnés, les jeunes comédiens interprètent les participants d’une fête où alcool et défonce coulent à flot. C’est parfaitement glauque, et tellement caricatural (dans l’hystérie, la beauferie, la laideur ) qu’on est presque tenté de se lever et de quitter la salle (pas envie d’assister à un spot de propagande fondamentaliste sur la décadence de la jeunesse occidentale…). Sauf que, peu à peu, certains signes viennent donner à la scène un autre éclairage. Le local où ils font la fête se révèle truffé d’emblèmes nationalistes ou nazis. La soirée Erasmus est en fait un rassemblement de jeunes identitaires européens. Un raout facho comme stade ultime de l’Europe ? La noirceur de cette conclusion laisse un drôle de goût, renforcé par la dernière citation de Fukuyama : « La fin de l’histoire sera une période fort triste »

René Solis
Théâtre

1993, texte Aurélien Bellanger, mise en scène Julien Gosselin, du 9 au 20 janvier au Théâtre de Gennevilliers. Les 24 et 25 janvier au Thalia Theater de Hambourg. 16 et 17 mars au Phénix, Scène nationale de Valenciennes. 26 mars au 10 avril au TNS de Strasbourg. 17 au 21 avril au Théâtre de Liège. Du 16 au 18 mai au Théâtre Vidy-Lausanne. Les 15 et 16 juin au Printemps des comédiens de Montpellier.

EnregistrerEnregistrerEnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrer

0 commentaires

Dans la même catégorie

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

Rêver des maisons de la culture et de la nature

Alors que le festival d’Avignon s’achève, Romaric Daurier, directeur du Phénix, Scène nationale pôle européen de création de Valenciennes, plaide pour une “exception culturelle écologique heureuse, réconciliant l’héritage des Maisons de la Culture de Malraux et de l’Éducation populaire”.