La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

À l’occasion de la Nuit de la traduction organisée par la Maison Antoine Vitez – Centre international de la traduction théâtrale le 24 mai 2019 aux Plateaux Sauvages, à Paris, délibéré publie des extraits des pièces lues ce soir-là.

 

Ivre de mots

 

de Frank Siera
Traduit du néerlandais (Pays-Bas)
par Esther Gouarné et Mike Sens
 
Lors d’une journée insignifiante et froide d’avril, dans la petite ville balnéaire britannique de Sheerness, un homme surgit de la mer. C’est un inconnu, et il se tait. Il se contente de jouer du piano. Des mois durant, la claire Sheerness est sens dessus-dessous. Le monde entier finit par se pencher sur ce mystère. Qui est donc cet homme au piano, et pourquoi ne dit-il rien ? Frank Siera entreprend une recherche sur l’histoire réelle de ce pianiste silencieux. Un texte musical et philosophique, sous forme d’un récit, sur la beauté et le danger de la langue au sein des relations amoureuses et familiales.

 

1

 

le silence
qui lentement
avec une lenteur exaspérante
roule entre tes omoplates
jusqu’en bas de ton dos
dans la raie de tes fesses
le silence qui se glisse dans tes doigts
comme si tu le connaissais du bout des doigts
le silence qui avale ta langue
mais aiguise ton goût
plus net
plus sensible
parfait
le silence dans ton corps

je sais mieux garder le silence que me taire
je ne mâche pas mes mots
je préfère parler avec des bavards
qu’avec des taiseux
je me méfie de l’eau qui dort
je n’ai pas peur des silences
j’ai peur de ce qui est tu
de ce qui n’est pas dit
se taire est toujours le signe d’une mauvaise conscience
quelque chose qu’on dissimule
n’est pas destiné à voir le jour
et ce qui n’est pas destiné à voir le jour
n’est jamais sain
ça ne peut que bouillonner
sommeiller
frémir

 

2

 

que faire
quand tout à coup le monde est sens dessus-dessous
à cause de toi

non
surtout
qu’est-ce que tu as fait
quand tout à coup le monde est sens dessus-dessous
à cause de toi

 

3

 

le bruit d’un vent frais de printemps
un son sifflant
tranchant

l’été s’apprête pour son retour

le soleil

disparu subrepticement depuis des mois

tente maintenant
prudemment
de reposer les pieds sur terre
il n’a pas droit à un grand come-back cette année

un printemps frais
peu prometteur
est descendu sur la ville côtière de sheerness

sheerness se trouve dans le coin nord-ouest
de l’île de sheppey
qui quant à elle se trouve dans le coin sud-est
de la grande-bretagne
l’île possède une voie ferrée et une autoroute
reliées à la terre ferme britannique
qui quant à elle est aussi une île

sheerness signifie littéralement clarté

sheerness est un endroit clair
avec 11.914 habitants recensés
une plage
et en plein centre une grande horloge démodée

qui fait passer le temps à coups de tic-tac clairs dans la claire sheerness

que les plages soient désertes
que les enfants ne sautent pas dans l’eau en criant
et que les voitures des vacanciers n’encombrent pas les rues

ne veut pas dire que le tumulte ait disparu avec le soleil

ne veut pas dire que le calme soit tombé sur la claire sheerness
encore maintenant

les vagues de la mer murmurent
flux et reflux montent la garde
infatigables

les portes des maisons claquent
les habitants vont et viennent
pas moins que d’habitude

les talons résonnent dans la rue
aussi pointus et irraisonnés
que d’habitude

les conversations téléphoniques et autres discussions virtuelles traversent l’espace

des employés de bureau parlent à leurs patrons dans une langue claire

les patrons parlent à leurs femmes dans une langue claire

les femmes parlent dans une langue claire à leurs amies

qui à leur tour papotent

bavassent

bavardent et jacassent avec les employés de bureau

ainsi le ciel gris sur la claire sheerness
est toujours plein de mots

phrases

textes

histoires
événements

souvenirs

inventions

fantaisies

même en ce jeudi 7 avril peu prometteur

sur la plage de la claire sheerness

 la plage déserte

juste au bord de l’eau
une trace de pas

plutôt une flaque

une petite flaque

d’eau de mer

creusée là au prix d’un grand effort par un pied

un pied droit
pour être exact

un pied droit mouillé
suivi du gauche

qui un demi mètre plus loin
sur cette même plage
laisse aussi une trace de pas

quand le pied droit se soulève à nouveau
et va se redéposer un peu plus loin dans le sable
la première trace de pas fond comme neige au soleil

ou comme l’eau dans le sable

depuis la mer
avancent deux chaussures noires trempées

qui à chaque pas laissent une trace derrière elles

trace qui disparaît tout aussi vite

une trace qui relie le sable de la plage
à l’asphalte du boulevard

et l’asphalte du boulevard
aux carreaux du trottoir
qui d’habitude se laisse facilement marcher dessus

 

4

 

je pense que c’est dû à l’amour
tout a commencé par un désir ardent
ça a commencé avec un homme
qui désirait ardemment
il désirait
le contact
le contact authentique
qui n’est possible qu’avec une seule personne
il était avide de contact charnel
se rouler des pelles, se tenir par la main
passer des journées entières ensemble
sans être obligé de rompre la glace à chaque fois
passer des nuits ensemble
sans être obligé de se sonder à chaque fois
son désir s’est réalisé
car il y eut ce moment
où notre protagoniste rencontra sa princesse
le moment où nous nous voyons
une belle journée de mai
toi vêtue d’une robe bleue
moi je ne sais plus comment
nos regards se croisent
nos yeux nous unissent

 

5

 

mais là
sur le trottoir de la claire sheerness
qui d’habitude se laisse piétiner si facilement
marche un grand type

vêtu d’un costume noir
la totale, avec cravate et chaussures de ville chic
des chaussures noires trempées
un costume cher
ruisselant d’eau

il avance difficilement

suivi jusqu’ici par sa propre trace

un cerf dans un bois

mais ce cerf se trouve à sheerness
et parcourt les rues avec de grands yeux de biche
les rues dont le tumulte glisse sur lui

tumulte dans lequel il se fond

on a l’impression d’une indifférence réciproque

jusqu’à ce que
l’homme décide
de s’arrêter

les bras le long du corps
ses grands yeux de biche scrutant les alentours
les pieds solidement plantés

de son costume tombe parfois encore une petite goutte d’eau

et à ce moment-là

tout le monde s’arrête

les passants se retournent
une voiture s’arrête

le temps

est mis sur pause un instant

la grande horloge démodée
au cœur de la ville

s’arrête de tourner un instant

et sheerneess est pressée sous vide

la ville est paralysée
un instant, l’homme se trouve au centre
il est le centre
un vide
qui aspire tout et tout le monde

les histoires des employés de bureau
aspirées par ce vide

les fantasmes des femmes
aspirés par ce vide

les problèmes des patrons
aspirés par ce vide

le ciel au-dessus de sheerness s’immobilise

une mouette isolée bat encore des ailes
crie son étonnement à ses amies mouettes
mais sent vite qu’elle n’est pas à sa place 
et s’envole
d’un air dépité

le son d’un vide

un son qui semble siffler

un son qui tranche

sans son
silence

au cœur de ce vide
loin des bavardages stupides
seule la question essentielle demeure

qui est cet homme

qui est cet homme
et que fait-il ici

quels secrets cache-t-il
qu’est-ce qu’il fabrique ?
d’où vient-il
à quoi il joue

 

[…]

 

Ivre de mots, de Frank Siera © Annekoos Westhoek

Ivre de mots © Annekoos Westhoek

Regard des traducteurs sur la pièce : 
Le potentiel dramatique et spectaculaire de ce texte réside entièrement dans l’utilisation et le détournement du langage, du rythme, des mots. Cette pièce donne le rôle principal à la langue, à ses pouvoirs bénéfiques ou destructeurs. Elle entraîne le lecteur dans une hallucination ou, en tous cas, une forme de rêverie, comme peuvent le faire certaines musiques, certains poèmes. Elle donne envie d’être entendue, aussi, les yeux fermés. De ce fait, elle pose un défi à nos yeux passionnants, au metteur en scène ou à l’acteur. Les personnages, les images, les situations sont bien plus évoqués et suggérés qu’ils ne sont montrés, placés là pour être incarnés et mis en scènes. Les voix sont citées indirectement, rapportées : des voix sans corps, des présences-absences, appartenant à des personnages disparus surgis de la mémoire du pianiste ou à la foule anonyme de Sheerness. Cela crée d’un côté une sensation de multitude et de trop plein, un effet choral proche du brouhaha, et de l’autre une impression de vide, de manque et de solitude. Cette contradiction structurante, tant sur la forme que sur le fond, fait tout l’intérêt de la pièce. À travers elle se pose la question existentielle de la place du langage dans nos relations. Comment le débordement de mots ou l’absence de mots peuvent-ils détruire un amour, une relation, une famille, voire une vie ? Cette pièce est un voyage vers le mutisme, au bord du désespoir et de la folie, vers des rivages où les mots n’ont plus cours, engloutis par le courant.
Esther Gouarné, Mike Sens
 
Ivre de mots de Frank Siera
Pièce traduite du néerlandais par Esther Gouarné et Mike Sens
Titre original : Spraakwater
Date d’écriture : 2012
Date de traduction : 2019
Édition en langue originale : De Nieuwe Toneelbibliotheek

34 scènes ou tableaux
Nombre de personnages : non spécifié.
Durée approximative : 60 min

Ivre de mots a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale. Le texte de la pièce peut être commandé ici
Frank Siera © Jurre Rompa

Frank Siera © Jurre Rompa

Frank Siera – né en 1989 – est auteur et metteur en scène. Ivre de mots est son texte de fin d’études à l’Académie de théâtre de Maastricht en 2012. Le texte a été traduit en allemand en 2016. Il a également écrit pour De Veenfabriek, De Nationale Opera, Mugmetdevuurvliegen, Het Schrijversgevang, De Kosmonaut, De Queeste et son propre collectif de théâtre musical KASSETT. Ses textes sont publiés dans le magazine littéraire Kluger Hans et chez l’éditeur De Nieuwe Toneelbibliotheek. En 2016 il a gagné le prix Verse Tekst pour son texte ONGERIJMD. Il a notamment fait des mises en scène pour Theater Branoul, KASSETT, Toneelgroep de Appel, De Queeste, het Koninklijk Conservatorium et plusieurs ensembles de musique.
Esther Gouarné est titulaire d’un doctorat en Arts du spectacle sur le théâtre néerlandophone, et se forme à l’école Jacques Lecoq et dans diverses structures comme le RITCS de Bruxelles. Elle effectue ses premières traductions et de l’interprétariat dans le cadre de son doctorat, et surtitre les pièces de Marjolijn van Heemstra. Elle collabore avec les troupes néerlandaises Warme Winkel, Breekgoed et Wunderbaum. Elle participe à la création de K.A.K. – Alliance des Bricoleurs de Koekelberg – à Bruxelles qui se spécialise dans des créations multiformes et multilingues sur des sites urbains.
Mike Sens, d’origine anglaise, né aux Pays-Bas, a étudié à la Royal Academy of Dramatic Art ; il est titulaire d’un D.E.A. Arts du Spectacle à la Sorbonne Nouvelle. Fondateur de Media Writers & Translators (M.W.T.), il se consacre à la traduction et l’adaptation de pièces de théâtre, et de scénarii. Il a notamment traduit les œuvres de Werner Schwab et Howard Barker. Ses traductions sont éditées par Les Solitaires Intempestifs, Lansman, Théâtrales, l’Arche, Theatre & Film Books. Il a également écrit des pièces de théâtre.

 

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