La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Jean-Pierre Vincent, révélation
| 09 Nov 2020

Juillet 1972, Avignon, Cloître des Carmes

L’adolescent parisien a 15 ans et, hormis quelques sorties scolaires, il n’est jamais allé au théâtre. Il est venu à Avignon en stop, il campe sur l’île de la Barthelasse, et il passe ses après-midis… au cinéma, qui programme l’intégrale des films de Sergio Leone. La ville, le festival, lui font un peu peur ; et puis il n’a pas beaucoup d’argent, et il ne sait vraiment pas quelle pièce aller voir.

Un ami de la famille, plus âgé, travaille comme assistant dans un spectacle et lui propose de le faire entrer. Il ne sait pas ce qui l’attend, le nom de Brecht lui est vaguement familier, le titre de la pièce lui plaît : Dans la jungle des villes

Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d'Avignon 1972. © Fernand Michaud (source BNF - Gallica)

Les souvenirs sont flous  : il n’a jamais vu de spectacle en plein air, la scène du Cloître des Carmes lui semble immense, un combat s’y déroule, comme un duel en plusieurs épisodes ; la rue de Chicago où a lieu l’histoire n’est pas si éloignée de celle de Pour une poignée de dollars, le film de Sergio Leone revu dans l’après-midi.Il n’y comprend rien, il découvre tout d’un bloc : une mise en scène, de grands acteurs, des jeux d’ombre, une tension collective, une émotion qui le pétrifie ; il n’y comprend rien mais il n’en perd pas un mot. « Je suis un homme simple. Ne demandez pas que des mots sortent de ma bouche, je n’y ai que des dents. » Cette phrase, glanée dans le spectacle, il la répétera en leitmotiv les jours suivants, comme une formule magique ouvrant les portes d’un autre monde. Et il retournera au Cloître des Carmes trois soirs de suite. Il a été mordu par le théâtre et c’est pour toujours. 

Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d'Avignon 1972. © Christian Martinez (source BNF - Gallica)   Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d'Avignon 1972. © Christian Martinez (source BNF - Gallica)

Il ne sait pas ce qu’il saura bien plus tard : que les jeunes acteurs qu’il a vus – la plupart ont moins de 30 ans – sont parmi les plus talentueux de leur génération (Maurice Bénichou, Gérard Desarthe, Michel Robin, Denise Péron, Hélène Vincent, Geneviève Mnich, Jean Dautremay, Philippe Nahon, Jean Benguigui…), que le scénographe (Gilles Aillaud), qui est aussi peintre, sera bientôt dans son domaine l’un des plus grands maîtres des scènes européennes, tout comme Patrice Cauchetier, le créateur des costumes. Mais il n’oubliera pas, dès ce premier soir, le nom du metteur en scène : Jean-Pierre Vincent (qui a conçu ce spectacle avec Jean Jourdheuil, son complice dramaturge, et André Engel, un jeune prof de philo qui vient de les rejoindre).

Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d'Avignon 1972. © Christian Martinez (source BNF - Gallica)   Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d'Avignon 1972. © Christian Martinez (source BNF - Gallica)

Janvier 1998, Paris, Théâtre de la Colline

Vingt-cinq ans plus tard, l’adolescent des Carmes devenu entre temps critique de théâtre, revoit pour la première fois Dans la jungle des villes, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig. « Je n’y comprends rien », la réplique de Garga, qu’interprète Olivier Cruveiller, le fait sourire. Il a beau avoir été beaucoup au théâtre, il ne comprend pas plus la pièce aujourd’hui que quand il avait 15 ans. Mais il comprend ce que l’adolescent des Carmes avait deviné : que le théâtre souvent commence là où on ne comprend pas. 

Novembre 2020

Il a vu de nombreux spectacles de Jean-Pierre Vincent. Il les a parfois trouvés trop explicatifs, justement, mais il n’a jamais oublié qu’il lui doit la révélation. Il se souvient du Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, avec Bernard Freyd, en 1988, de On ne badine pas avec l’amour de Musset en 1993, des Prétendants de Jean-Luc Lagarce en 2003, du Silence des communistes en 2007 et de Iphis et Iante d’Isaac de Benserade en 2013… Et il se souvient aussi que chaque rencontre avec Jean-Pierre Vincent était comme une recharge d’énergie.

Lors d’une conversation en public à Dijon en 2015, le metteur en scène revenait sur son itinéraire. Tout y est.

René Solis
Théâtre

Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d’Avignon 1972. Photos © Christian Martinez. Planche contact © Fernand Michaud (source BNF – Gallica). Cliquer sur les photos pour les agrandir.

 

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

Bernardines, suite et pas fin

Directeur du théâtre des Bernardines à Marseille de 1987 à 2015, Alain Fourneau travaille à la réalisation d’un « livre-outil » à partir de l’histoire d’un lieu majeur pour le théâtre d’essai en Europe.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.