La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés
Johnny Hallyday, lourd comme un cheval mort
Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
La chanson la plus torride du répertoire français a été composée en 1969, comme il se doit : c’est la célébrissime « Que je t’aime ». Les paroles équivoques de cet énorme succès de Johnny Hallyday ont affolé une ou deux générations d’adolescents ; elles sont dues à Gilles Thibaut, pseudonyme de Lucien Thibaut, mort en 2002 sans livrer tous ses secrets. Toutefois cet excellent parolier a eu le temps de confier, dans une interview au magazine Je Chante, que la version initiale de « Que je t’aime » ne comprenait pas quatre couplets — ceux qu’a chantés notre Johnny national — mais six. Deux couplets ont en effet été écartés par le chanteur qui ne les a pas trouvés à son goût, peut-être parce que trop crus (c’est du moins l’hypothèse de Thibaut, qui n’était pas là au moment du tri).
Avant d’y venir, reprenons tous en chœur les paroles que nous connaissons déjà :
Quand ta bouche se fait douce Quand ton corps se fait dur Quand le ciel dans tes yeux D’un seul coup n’est plus pur Quand tes mains voudraient bien Quand tes doigts n’osent pas Quand ta pudeur dit non D’une toute petite voix… Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime
C’est le couplet « manipulation », dont l’objet n’est pas cité mais que l’on imagine aisément.
Ensuite les choses se corsent avec une affirmation explicite du désir féminin, quand commence à ployer le désir masculin :
Quand tu n’te sens plus chatte Et que tu deviens chienne Et qu’à l’appel du loup Tu brises enfin tes chaînes Quand ton premier soupir Se finit dans un cri Quand c’est moi qui dis non Quand c’est toi qui dis oui… Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime
Enfin vient le moment post-coïtal, la chanson décrivant alors assez poétiquement les effets relaxants de la prolactine libérée dans le sang après l’orgasme (la prolactine est une hormone qui vient contrer les effets de l’adrénaline produite en amont).
Quand mon corps sur ton corps Lourd comme un cheval mort Ne sait pas, ne sait plus S’il existe encore Quand on a fait l’amour Comme d’autres font la guerre Quand c’est moi le soldat Qui meurt et qui la perd… Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime
Venons-en maintenant aux couplets écartés par Johnny. Le premier avait probablement à voir avec, comment dire, la semence.
Quand sur le lit défait D’un élan trop soudain Ne reste que la neige Qui coule entre tes mains Quand sur tes longs cheveux Se déverse ma joie Quand tu ouvres les yeux Et qu’enfin tu la bois… Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime
Johnny avait d’abord voulu remplacer « Et qu’enfin tu la bois » par « Et qu’enfin tu la vois », mais on lui a fait remarquer que cette formulation était aussi équivoque que la première. Du coup, tout le couplet est passé à la trappe.
Le second a été écarté sans discussions et sans la moindre hésitation. Selon le parolier, qui le tenait d’un tiers, Johnny aurait juste dit : « Non, les gars, ça va comme ça. Je ne vais pas en plus lui défoncer la rondelle ! ». Voici l’objet du délit :
Quand parfois tu te tournes Comme une feuille morte Et que ta peau dorée Est tout ce que tu portes Quand mon soleil se couche Que ta lune se lève Sur l’aube de ta fleur Et que coule ma sève… Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime
Gilles Thibaut avait commencé sa vie professionnelle dans les années 1950 en jouant de la trompette dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, aux côtés de Boris Vian, Claude Luter et Sydney Bechet. Si on lui avait dit alors que sa carrière connaîtrait son apogée grâce à la trompette de Johnny, il se serait peut-être mis à la contrebasse.