La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Kung Fu Panda / The Assassin… en quête du “chi-néma”
| 12 Avr 2016

“La Force est un champ d’énergie créé par tous les êtres vivants. Elle nous entoure et nous pénètre. C’est ce qui lie la galaxie en un tout uni.”  : ce qu’Obi Wan Kenobi et toute la saga Star Wars nomment la Force, restée à la postérité au-delà de la sphère geek, n’est autre que le “Chi”, ce principe de l’énergie vitale cher à la cosmologie chinoise. Si à tant brandir sabres-lasers et codes d’honneur, les Jedis évoquent aussitôt les samouraï des Japonais, le jeune Anakin rejoue plutôt l’apprentissage d’un aspirant kung-fu formé par quelque sage “Sifu”, tel que les studios Shaw Brothers et Golden Harvest l’ont mis en scène depuis des décennies.

C’est qu’on oublie combien Hollywood lui-même s’est comporté en disciple de Hong Kong, et combien depuis les années 90, le meilleur de son art martial lui vient d’Asie. Le grand cinéma américain a trouvé là une voie pour l’esprit : de la spiritualité bouddhiste fantasmée par l’Occident, il a fait une éthique new age pour servir de morale à ses fables. Et une discipline pour le corps : une esthétique du conflit comme chorégraphie des êtres et des objets dans un espace-temps total, une véritable 3D où héros et caméras projetés en apesanteur virevoltent sans se soucier de l’endroit ni de l’envers… Dans le grand bouillon référentiel de Matrix, une scène culte plongée dans la pénombre d’un dojo faisait déjà coming out de ce tribut.

the-Assassin-afficheÀ l’affiche ces jours-ci, deux films se réapproprient ainsi le film d’arts martiaux chinois. D’un côté, le wu xia pian (film de chevalerie et de sabre) de l’auteur Hou Hsiao-hsien, Sifu d’une modernité esthète et intimiste chère aux plus exigeants des cinéphiles, perdus ici dans une intrigue politique nébuleuse que hante l’ombre de son héroïne éponyme. 

KFD3De l’autre, la franchise la plus populaire de sa Seigneurie Dreamworks, héritière des récits d’initiation portés par le génie comique et acrobatique de Jackie Chan. A priori, pas plus à voir entre ces deux là qu’entre un moine en tunique et un colosse en armure qu’on mettrait face à face. Et pourtant, l’un comme l’autre rappelle combien le “Chi” fait jonction entre Nature et Culture, ces deux notions que l’Occident s’acharne à opposer. Kung-fu ou cérémonie de thé, peinture ou calligraphie, il s’agit de retrouver dans son geste l’énergie du cosmos, celle qui régule notre intériorité (acupuncture) comme l’extérieur (feng shui). “Pour ton adversaire défaire, bête tu dois devenir” – et notre Panda de s’entourer des animaux qui chacun sert de modèle et fonde une “boxe” : Serpent, Tigre, Grue… “Pour la feuille dessiner, du souffle du vent ou du flux de la sève ton pinceau tu dois animer“.

Toute cette tradition, The Assassin et Kung Fu Panda nous la donnent à contempler comme en un temple riche de reliques. Tentures, sculptures ou architectures qui peuplent les décors de dragons, et où se brode tout un monde végétal et minéral… Estampes et lavis de paysages où s’équilibrent le plein et le vide, réinventés en de sublimes plans picturaux dont Hou Zsia Sien règle le moindre détail, ou repris dans ces splendides parenthèses où Dreamworks suspend l’image de synthèse “à la Pixar“ pour citer la peinture chinoise classique…

Mais au-delà des signes qu’ils exhibent, ces films parviennent-ils eux-mêmes à donner forme cinématographique à l’énergie cosmique ? Kung Fu Panda y parvient, non quand il la figure en un fluide luminescent – le “Chi” est l’enjeu ici, arme du Méchant et objectif du Gentil -, mais plutôt quand il déploie toutes ses ressources d’animation en 3D. Voilà que l’espace se diffracte, soudain ouvert à des perspectives infinies : vertige des split-screens qui démultiplient l’écran en autant de cases, ivresse des combats où travelings et panoramiques guident nos regards dans tous les sens, lévitation d’un Monde des Esprits sans horizon ni gravité…

La quête du “Chi”, c’est sans doute le rêve de Hou Hsiao-hsien, tant il nous invite ici à une expérience du temps : image-temps figée en tableaux, dilatée à l’extrême, avant que la violence ne surgisse par éclats, disparue aussitôt qu’apparue (les amateurs de combats en seront pour leurs frais). D’un plan-séquence à l’autre, ce sacre de la lenteur nous fait sentir une rythmique du monde – cette respiration du Dragon que ne troublent qu’un instant les épiphanies de son héroïne, spectre de la mort errant dans un récit des limbes.

Mais disons-le, l’un et l’autre s’enferment dans leurs postures respectives : peluche clown programmée pour un grand spectacle familial, ou pose hiératique, neurasthénique et hermétique de The Assassin (qui doit beaucoup aux Cendres du temps de Wong Kar-wai, 1994). Aux deux mêmes extrêmes du spectre, deux œuvres cultes avaient réussi là où celles-ci déçoivent. Espace-temps contemplatif du bien nommé A Touch of Zen (King Hu, 1971), si empreint de taoïsme que des visions d’herbes et de ruisseaux viennent ponctuer de leur pulsation le montage, le film s’écoulant selon la palpitation de l’univers. Espace-temps frénétique du bien nommé The Blade (Tsui Hark, 1995), élégie d’un monde de lames racontée selon un si furieux “découpage” des plans de combat qu’il taillade la chair du film en fragments de violence, jusqu’à une abstraction digne de l’art contemporain.

Telle est la leçon du jour à méditer, petit padawan : ce sont là deux maîtres-artisans incontestés du genre qui ne s’y promènent pas en touristes ni en tour-operators, mais travaillent sans cesse leur technique du “chi-néma”. S’accomplit alors ce que face à l’Orient zen, l’Occident chrétien appelle “la grâce”. Une œuvre fusionne avec son sujet, si bien que pour un instant, le 7ème art ne nous donne plus une photographie du monde : il devient l’énergie du monde.

Thomas Gayrard

Kung Fu Panda 3, de Jennifer Yuh et Alessandro Carloni, avec les voix de Jack Black, Angelina Jolie, Jackie Chan…

The Assassin, de Hou Hsiao-Hsien, avec Shu Qi, Chang Chen…

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