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L’actualité
| 26 Juin 2018

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Les nouvelles du jour sont rapidement défraîchies. Elles tombent et se relèvent rarement. On en parlait ce matin, on a ce soir déjà d’autres sujets de préoccupation. Autrefois imprimées puis diffusées sur les ondes ou annoncées au journal de 20 heures, elles sont maintenant partout, sur les tablettes, les PC, les smartphones, disponibles à tout heure, remaniées, corrigées d’une minute à l’autre et parfois démenties dans l’instant : cinquante ou soixante morts ?

Les nouvelles sont bien sûr excitantes. Et si ce n’était le cas, parlerait-on de nouvelles ? Les conflits sociaux par exemple font rarement la une des médias, sauf lorsqu’un ouvrier a eu la bonne idée d’envoyer un ramponneau dans la tête du patron. Intervention des forces de l’ordre, gaz lacrimo, tribunal correctionnel. Les nouvelles, il faut le reconnaître, sont souvent bien épouvantables. Tremblements de terre, ouragan, catastrophes nucléaires, guerres et milliers de morts, bateaux chargés de migrants coulant à pic dans les flots inhospitaliers d’une mer pourtant si touristique.

La vue du sang est excitante, surtout lorsqu’il s’agit du sang de nos « frères humains ». Celui des bêtes, à moins de nous montrer spécistes, nous émeut beaucoup moins. Dans La République, Platon dénonce déjà ce désir qui pousse l’Athénien Léontios à s’arrêter devant des cadavres étendus par terre au pied de leur bourreau afin de se repaître de ce spectacle (livre IV). L’âme est facilement la proie des passions les plus basses. Lucrèce, qui n’aime guère jouer aux redresseurs de torts, déclare pour sa part éprouver une tranquillité d’âme à regarder de loin, se sachant à l’abri, le tumulte des hommes : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse des hommes… » (De la nature, livre II).

Les nouvelles se succèdent à vive allure et sans transition sur nos écrans d’une façon comique et souvent atroce. La mort de Johnny est annoncée avant un scoop sur le bombardement d’une ville syrienne. Le chanteur a droit à cinq minutes d’antenne, les Syriens sont rapidement balayés par une autre nouvelle : le président de la République a rencontré son homologue espagnol. Sur les écrans de nos téléphones portables, cinq ou six lignes juxtaposées captent notre attention en nous invitant à cliquer afin d’en savoir davantage. Le soap de la famille Halliday revient régulièrement, quoique le mondial de foot tende à reléguer à un rang subalterne les démêlées judiciaires de la veuve et des enfants du yéyé.

Les nouvelles sont étourdissantes par leur rapidité, leur nombre, leur éclat. Elles sont au sens propre du mot divertissantes. Divertir vient du latin « divertere » qui signifie détourner le regard de quelqu’un. Il y a comme de la magie dans le divertissement. Le prestidigitateur détourne le regard du public vers sa main gauche pendant que de la droite il arrange la supercherie. Un clin d’œil suffit et le lapin est là, tout droit sorti d’un chapeau. Dans Les Pensées, Pascal soutient que les hommes ne peuvent supporter leur existence sans se divertir. Ils ont besoin de chasser, de partir à la guerre, d’aimer, de se quereller ou d’aller au spectacle. Pascal égalise ainsi toutes les activités humaines en les réduisant à différentes formes de divertissement. Il n’y a pas d’actions chez Pascal, pas d’opérations susceptibles de changer le cours des choses ou simplement celui de notre existence. Nous ne pouvons que jouer inlassablement la même comédie insipide et pourtant tragique, à moins de parier sur Dieu.

Nous éprouvons aujourd’hui quelques réticences à mettre sur un pied d’égalité le cinéma, la guerre, le travail ou l’amour. Sans doute parce que nous ne croyons plus en Dieu, même si le mot, et non l’idée, a fait un come-back remarqué ces temps derniers. Peut-être aussi parce que nous ne vivons plus sous l’Ancien Régime. Peut-être aussi parce qu’il nous faut tous aujourd’hui travailler et gagner notre croûte à la sueur de notre front. Il paraît difficile à celui qui s’épuise à la tâche d’admettre que rien ne distingue essentiellement les corvées que lui impose son employeur des vacances dont il guette l’arrivée depuis déjà de nombreux mois. Peut-être enfin parce que nous nourrissons encore un maigre espoir de changer le cours des choses. Nous ne croyons plus au paradis, nous ne pensons plus que la vie ne soit qu’une épreuve destinée à nous faire mériter les délices d’un jardin que nul ne saurait aujourd’hui localiser.

Et pourtant nous écoutons, nous guettons, attendons les nouvelles avec chaque jour la même curiosité renouvelée comme par un enchantement. Nous aimons les actualités. Le Real Madrid va-t-il racheter tel joueur à prix d’or ? Quelle folie Trump a-t-il de nouveau twitté ? Ces nouvelles sont donc bien divertissantes au sens pascalien du terme. Elles détournent notre regard de l’essentiel, elles nous étourdissent, nous aveuglent et nous finissons par ne plus avoir aucune idée claire sur la marche du monde comme sur celle de nos vies. Il semble ainsi qu’un nouvel animal soit né, un animal qui a désormais besoin chaque jour de sa ration d’actualités.

Dans Qu’est-ce que les Lumières ? Kant compare les hommes à des bestiaux enfermés dans un parc dont ils n’osent s’échapper de peur de se perdre. La situation ne semble guère avoir beaucoup évolué, seuls les moyens ont changé. Nous disposons aujourd’hui de techniques de surveillance qui sont pour une bonne part d’entre elles des techniques d’étourdissement. Le caractère hypnotique de ce nous appelons « les appareils connectés » crée chez leurs utilisateurs compulsifs une dépendance qui s’accroît à mesure qu’ils s’en servent. La vitesse des flux d’information renforce l’effet addictif des nouvelles : nous craignons toujours d’être en retard d’une guerre. Le parc à bestiaux dont parle Kant est devenu un parc d’attraction : nous vivons dans une sorte de gigantesque Disney Land où les conflits internationaux sont les montagnes russes, les crises migratoires le train fantôme, la politique les facéties de Mickey Mouse. Du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, à notre siècle, il y a bien eu une sorte de perfectionnement, quoique ce ne soit sans doute pas celui que nous espérions. Nous avons créé un environnement nouveau qui a le pouvoir paradoxal de mettre en relation l’ensemble de l’humanité et d’isoler chacun d’entre nous. Tous dépendants aux mêmes drogues, nous sommes tous également affaiblis, et facilement manipulables. L’enfermement que dénonçait Kant se rencontre aujourd’hui dans les dictatures comme les démocraties mais les barrières de notre parc ont considérablement changé et avec elles notre identité. Quand Rousseau affirmait que « l’homme est un animal perfectible », il entendait donner à cette qualité un sens beaucoup moins réjouissant que celui que nous lui prêtons d’ordinaire. L’homme est un être plastique ou encore indéterminé, un être dont les facultés peuvent être modelées dans un sens ou dans un autre. Ainsi sommes-nous devenus quelque chose de sensiblement différents des êtres que Rousseau ou Kant avaient sous les yeux, des êtres connectés, des monades sans portes ni fenêtres que seule la toute puissance de nos écrans relient les unes aux autres, des animaux accrochés à l’hameçon des actualités sans qu’ils sachent pour autant ce qu’il en est réellement de leur actualité.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

© Gilles Pétel

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