La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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L’Afrique ne danse pas pour rien
| 05 Déc 2017

Depuis le temps qu’on les attendait, ils sont désormais vraiment dans la place. Malgré des contextes peu favorables à la création, les chorégraphes du continent africain s’emparent des plateaux avec détermination. Depuis vingt ans, les opérations organisées par l’Institut Français dans divers pays africains et qui se présente aujourd’hui sous la forme d’une triennale « Danse l’Afrique Danse » nous ont permis d’entrevoir une danse de création qui pourrait investir la scène contemporaine internationale. Ces focus n’ont toutefois pas réglé les nombreux obstacles rencontrés par les créateurs socialement sous-évalués pour ne pas dire ignorés, la plupart du temps sans budget et soumis à l’instabilité politique, voire à la guerre. Malgré leurs fragilités, les festivals qui se sont mis en place sur le continent, en Afrique du Sud, au Burkina Faso, au Mali, au Tchad ou au Maroc et en Tunisie, ont mis une dynamique en place : formation, accompagnement des artistes, résidences et échanges. Les écoles ont elles aussi joué un rôle essentiel dans la professionnalisation. Là encore, rien n’est stable, c’est au jour le jour que les deux les plus reconnues poursuivent leur action (de nombreux danseurs et non des moindres en sont issus). L’école des Sables de Germaine Acogny installée à Toubab Dialaw au sud de Dakar fait appel aux dons comme celle d’Irène Tassembedo à Ouagadougou .

Boxer la situation

Pour DeLaVallet Bidiefono, il est trop tard pour baisser les bras. Il y a dix ans, il a créé la compagnie Baninga au Congo-Brazzaville (République du Congo). Avec l’argent des tournées en Europe, (il est d’ailleurs artiste associé au Théâtre-Cinéma Paul Éluard de Choisy-le-Roi), il a acheté une parcelle en périphérie de la ville, l’Espace Baning’Art inauguré en décembre 2015. « C’est dans ce village près de la capitale que j’ai voulu apporter la danse. Il n’y avait plus rien, tout avait été détruit, bombardé. (Pendant la guerre et les conflits de 1993 à 2002, sans compter d’autres conflits qui s’en sont suivis, ndlr). J’ai choisi cet endroit pour reconstruire, pour que les habitants voient que l’on construisait comme eux de nouvelles maisons. Là c’était un centre chorégraphique. Les danseurs étaient devenus maçons, électriciens, plombiers. C’est en cela que je dis qu’il faut boxer la situation, combattre, se relever, édifier. » Son récent spectacle Monstres-On ne danse pas pour rien, musical autant que chorégraphique est à l’image de ce travail de terrain entrepris à Brazzaville. Les huit danseurs, dans un espace en chantier, ruiné, intégré dans la scénographie efficace de Hafid Chouaf et Caroline Frachet, se mettent progressivement à construire après avoir déversé une danse rageuse où, des nombreux ensembles portés collectivement sortent des solos à couper le souffle. Le spectacle ne fait aucune différence entre les femmes et les hommes, entre les danseurs et les musiciens, et la performeuse Rébecca Chaillon apporte une touche décalée, furibonde en disant le texte On ne danse pas pour rien. Guerriers rieurs, les acteurs sont effectivement des monstres qui, comme le dit le chorégraphe, « peuvent représenter une véritable force d’opposition poétique et artistique face au régime en place. J’ose le croire ». En tout cas sa danse puissante et complète l’a prouvé lors du Festival Instances de l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, qui lui aussi ne manque pas de punch.

Gagner la terre promise

Un autre spectacle créé à la Maison de la danse de Lyon affiche son espoir. Les Via Katlehong ont invité un autre Sud-Africain, Gregory Maqoma, à signer une chorégraphie.Via Kanana, titre qui évoque la terre promise au sens biblique du terme, la terre du lait et du miel, est une ouverture possible. Face aux promesses non tenues des dirigeants, les danseurs se sont fait eux-mêmes leur propre promesse.

© Christian Ganet

Très équilibré, le spectacle n’est pas dans la revendication frontale ni dans la colère. Il met en avant une culture populaire accessible à tous, surtout aux jeunes. Le chorégraphe dont on connaît la qualité artistique a su se mettre à l’écoute des Via Katlehong. La rencontre est d’une grande délicatesse. Les Via Katlehong sont autodidactes et pratiquent la danse pantsula, née dans les années 60 dans les townships et qui regroupe plusieurs techniques : le gumboot, danse des mineurs, et les claquettes notamment. Via Kanana aurait pu tomber dans le show, le spectaculaire. La pièce est plus subtile et met en avant la force des citoyens qui doivent se forger une vraie identité dans la phase transitoire et instable post apartheid. « Nous venons, eux et moi, explique Gregory Maqoma, d’un pays troublé par son passé et qui doit gérer l’héritage de l’apartheid et de la colonisation. Même dans notre démocratie, le combat continue et, pendant que nous tentons d’éradiquer l’héritage de l’apartheid, nous devons aussi prendre en charge de nouvelles luttes contre la pauvreté, la corruption et le pouvoir ». La maîtrise de chaque scène du spectacle est en elle-même un acte de résistance et un appel vers une danse libre qui assume et assure chacun de ses pas.

© Jérôme Seron

Enfin And so you see, le solo cousu sur mesure il y a un an par la Sud-Africaine Robyn Orlin à même le corps d’un jeune performer (25 ans), Albert Ibokwe Khoza, confirme qu’une nouvelle génération a décidé de prendre son avenir en main. La chorégraphe et metteur en scène y dénonce d’autres violences, notamment celles faites à la communauté LGBT. Les viols « correctifs » souvent mortels se répandent et restent impunis. La danse bouscule de Brazza à Soweto.

Marie-Christine Vernay
Danse

Via Kanana (Via Katlehong et Gregory Maqoma), du 6 au 9 décembre,  Grande Halle de la Villette à Paris.

Monstres-On ne danse pas pour rien (DeLaVallet Bidiefono), le 2 février 2018 au Théâtre Romain Rolland à Villejuif, les 22 et 23 juin, Grande Halle de La Villette.

And so you see  (Albert Ibokwe Khoza et Robyn Orlin), les 2 et 3 mars 2018 à la Maison de la Danse de Lyon. 

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