La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 26 Jan 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Un résident célèbre de l’hôtel Aleph est le grand mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russel, troisième comte du nom – un nom qui compte. Avant de prendre ses quartiers à l’hôtel, Russel vécut parmi nous presqu’un siècle, de 1872 à 1970 – le temps pour lui, entre autres petites choses, de cofonder la logique mathématique moderne, de contribuer à la philosophie des sciences, de passer six mois en prison pour pacifisme, d’épouser quatre femmes et de remporter un prix  Nobel de littérature.

Russel est le fondateur du Meta Club. Observant que les résidents de l’hôtel Aleph avaient un peu tendance à s’isoler, il proposa d’y organiser quelques activités de groupe – en fait, un grand nombre d’activités de groupe, car occuper ℵclients oisifs n’est pas une mince affaire.

Hilbert, le directeur de l’hôtel, sauta sur cette idée dont il sentait le potentiel commercial. Il se fit fort de libérer autant de chambres que nécessaires pour les convertir en salles de concert, salles de sports et autres lieux de réunion (avec autant de clients, le budget de l’hôtel est, au sens le plus propre, illimité). De fait, il décida de ne pas mégoter : utilisant sa technique éprouvée du doublement des numéros de chambre, il libéra d’un coup ℵ0 locaux, charge aux résidents qui le souhaiteraient de réaménager les lieux à leur guise.

Restait à déterminer le programme des activités. Philosophe de la connaissance, Russel voyait grand ; logicien, il était adepte du systématisme. Il décida donc de collecter l’ensemble de tous les critères possibles d’appartenance à un club, d’affecter un local numéroté à chacun, et d’y inviter tous les résidents susceptibles d’y adhérer. Pour cela il suffisait après tout de chercher dans la bibliothèque de Babel toutes les descriptions possibles des critères d’adhésion à un club ; travail fastidieux qu’il confia à son armée (infinie bien sûr) d’assistants. Chacun de ces derniers fut bombardé président d’un club – Russel lui même se réservant la présidence du club des présidents de club, dit Meta Club. On créa ainsi le club des amateurs d’huîtres de Cancale, celui des adorateurs de l’oignon, celui des résidents nés un 29 février, celui des hôtes dont la chambre abritait un sonnet (réel ou apocryphe) de Shakespeare, etc. Tout se passa plutôt bien pendant un moment, même si Groucho Marx cassait le moral des troupes en refusant systématiquement d’adhérer à tout club assez minable pour l’accepter comme membre – ce qui fut réglé en rendant obligatoire, sous peine d’expulsion, l’adhésion à tout club dont on remplit les critères.

Un souci plus grave se présenta lorsqu’il fut question de créer le club numéro 25117 – dont le seul critère d’adhésion se trouve être justement de ne pas être membre du club 25117.  Il s’agit là d’une condition somme toute très simple à exprimer ; mais elle posait un petit problème. Marx, par exemple, devait-il être invité au club 25117 ? S’il appartenait à ce club, alors statutairement il n’avait aucun droit d’y être ; mais s’il n’en faisait pas partie, alors il devait y adhérer. Aïe.

Russel, qui n’était pas né de la dernière pluie et sentait venir l’embrouille, décida de changer de tactique. Plutôt que de collecter les critères d’adhésion possibles, il décida d’énumérer tous les groupes possibles, finis ou infinis, de résidents de l’hôtel et d’affecter un local à chacun – charge à ses membres de trouver quelque chose à faire ensemble. On éviterait ainsi tout piège logique. On créa donc un club sans adhérent du tout, un club par personne, un club par couple de résidents, un par groupe de trois, etc. ; ainsi qu’un club des résidents à numéro de chambre pair, divisible par 6, supérieur à 78, et j’en passe (beaucoup). Chaque fois qu’un nouveau groupe était identifié, on lui attribuait une salle et on laissait ses membres s’y réunir pour définir les statuts de leur club.

Comme ça se passait bien, on décida d’accélérer le mouvement et de créer tous les clubs restants d’un coup. Mais l’impensable advint alors : pour la première fois de son histoire, l’hôtel Aleph manquait de place ! Malgré tous les efforts de Hilbert, on ne put jamais libérer assez de chambres… Il fallut, pour s’en sortir, faire appel aux établissements Zénon. Mais ceci est une autre histoire.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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