La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Le Ministère des sentiments blessés pour Gilles Le Gendre, député trop subtil
| 10 Fév 2019

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

J’ai poussé un gros soupir. Ce n’est pas tous les jours facile d’exercer la médecine littéraire. Pourtant, sur ce coup-là, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi. Voilà deux mois, en un réflexe médical instinctif et sans même demander l’avis de mes consœurs, j’ai admis en urgence Monsieur Gilles Le Gendre. Quand il n’est pas hospitalisé, M. Le Gendre est président du groupe La République en Marche à l’Assemblée nationale, ce qui est en soi pathologique. Mais ce jour-là, on dépassait le cadre d’une maladie chronique. La symptomatologie était lourde et évoquait une hypertrophie égoïque déréalisante. D’après la fiche du médecin du SAMUL (Service d’Aide Médicale Urgente Littéraire ), le patient avait déclaré que lui et ses collègues du gouvernement avaient été « trop intelligents, trop subtils, trop techniques » dans la mise en place des mesures dont ils frappent le pays en général et les centres médicaux littéraires universitaires en particulier.

Depuis, Monsieur Le Gendre est en observation. Et moi, je traîne, quand je ne procrastine pas. Je rechigne, en un mot, à lui proposer un protocole, en dépit du serment d’Homère que tous les médecins littéraires ont prêté (« Par tes livres et par tes vers, tu soigneras toutes et tous, même les cons et les salauds »). Chaque jour, je délègue à Marcel, notre infirmier littéraire, le soin d’aller prendre de ses nouvelles et quand Marcel me rapporte que le patient a critiqué, point trop subtilement et pour tout dire grossièrement, la belle blouse rose à paillettes qu’il aime à porter, je me dérobe, botte en touche. Pour détourner l’attention du service, j’ai même fomenté une révolte des blouses roses à l’insu de mes consœurs. Puis j’ai pris des vacances, suis allée en Grèce avec Antigone, mon ex-patiente et ma future épouse, pour rencontrer ma belle-famille. Œdipe, comme beau-père, ce n’est pas si facile, mais bien plus réjouissant que la perspective de retrouver M. Le Gendre et ses grands airs. Cette mégaloaérophagie et la vanité béatement hypocrite qui l’accompagnent font partie du syndrôme, je le sais bien, mais ça ne change rien : je n’ai pas envie de m’y coller. Ce matin, au petit déjeuner, Antigone m’a fait remarquer que j’en avais vu d’autres à Thèbes chez ses parents, que l’on voudrait quelques fois que ses frangins, Étéocle et Polynice, essaient d’être un tout petit peu intelligents et subtils, que sa frangine Ismène, dans le genre « en même temps, ne fâchons personne » se posait là, et que pour Jocaste, sa mère… Oui, Amour, ai-je dit, mais vois-tu c’est ta mère, alors je fais un effort mais ce Monsieur Le Gendre n’est pas mon parent. Elle m’a regardé de son regard très Antigone-Femme-de-principe, et j’ai à nouveau soupiré. Quand faut y aller… J’ai emprunté le couloir Mary Poppins, suis arrivé à la chambre 22 et en même temps 23, j’ai poussé la porte. M. Le Gendre était allongé dans son lit, l’air satisfait. J’ai commencé l’anamnèse.

– Alors M. Le Gendre, comment ça va ?
– Bien, bien, Docteur.
– Tant mieux, M. La Gendre.
– Le Gendre.
– Non, La Gendre. Tant que vous m’appelez Docteur, je vous appelle La Gendre. C’est une blague un peu subtile.
– Ah ? Alors j’aurais dû la comprendre, car voyez-vous, moi-même…
– Je sais, Monsieur Le Genre (c’est encore plus subtil) : je suis là pour ça, pour votre intelligente subtilité technique. Notez qu’au passage, tant que vous êtes là et moi aussi, nous pourrions discuter de ce projet d’interdire l’accès aux soins aux patients d’origine étrangère ne disposant pas de revenus suffisants surtout s’ils ne sont pas en mesure de chanter les premières mesures de l’hymne national.
– Vous parlez de notre projet de loi Bienvenue à l’hôpital français, surtout si vous êtes riches et chantez juste ?
– Oui. 
– Ah mais voilà, c’est tout le problème. C’est un projet très intelligent, très subtil, et voyez-vous, votre incompréhension me blesse.

J’ai mis un terme à l’interrogatoire, d’une part parce que j’avais envie de gifler Monsieur La Gêne, d’autre part parce qu’il venait de me donner une idée.

– Blessé, vous dites ? Et vous aimeriez savoir comment dire les choses à la fois clairement et intelligemment ?
– Eh bien, oui… Ce n’est pas dit très subtilement, mais…oui.

Altaf Tyrewala - Le ministère des sentiments blessés - Actes Sud– Eh bien allons-y, Monsieur Le Cendre, allons-y. J’ai ce qu’il vous faut. Regardez : Le Ministère des sentiments blessés, vous voyez, ça parle de vous, et c’est écrit par un pharmacien à qui vous refuserez peut-être un jour l’accès aux soins dans le cadre de votre subtil programme : Altaf Tyrewala. C’est parti, Monsieur Le Membre, c’est parti ! Première leçon, première étape du protocole je veux dire : comment, en général, dire les choses clairement, de manière intelligible sans cesser d’être intelligent ? Prenons par exemple ceci  : 

Dans un immeuble bondé
Dans une ville, un pays, et sur une planète
Dont toutes les coutures craquent

Ou encore, tenez, ceci qui vous rappellera peut-être certains aspects de votre subtile politique :

Ballet biquotidien né d’une inexorable nécessité
On pousse pour entrer, on pousse pour sortir
Quelquefois certains sont poussés dehors

Ou ceci si vous préférerez, clair, intelligent, subtil tout à la fois, drôle même :

Aucun projet directeur à quoi se référer
Pour comprendre par quel mystère la canalisation
Censée ravitailler ta cuisine en eau potable
A fini par charrier le contenu de tes toilettes.

Alors ? J’ai demandé au patient Le Tendre. Oui, oui bien sûr, a-t-il dit, mais pourquoi allez-vous à la ligne comme ça ? C’est un peu subtil pour vous, mais c’est de la poésie, ai-je expliqué, un long poème toujours clair qui traverse toute la ville de Mumbai, Inde. Mais la poésie, ce n’est pas clair, a-t-il répliqué. Plus clair que vous, apparemment, Monsieur Pas Tendre. Oui mais voyez-vous, moi, c’est de la France que je veux parler, de notre politique si subtilement bénéfique à la France, car la France… Paix, Monsieur Le Centre, paix ! Pour parler de votre politique, il y a tout ce qu’il faut dans ce remède. Écoutez :

Leçon 13 : le client, jadis roi, est devenu une larve
Écrasée de dettes
Qui ne peut s’empêcher de coller son nez à la vitrine
     tout embué dans sa sulfureuse curiosité
Pour l’indispensable tout frais livré
Si du moins un besoin on s’est d’abord inventé

Ou ceci encore – c’est tout à fait ce que vous pourriez dire, mais en plus clair et pourtant si intelligent. Taisez-vous, je lis :

[…] évaluer sur une échelle de 0 à 10
Votre capacité à travailler en équipe
En vue d’une mission d’entreprise collective
Destinée à assurer la domination totale du marché
Et la progression infinie des dividendes

Ou bien :

Le fin mot de l’histoire, sans souci de la situation réelle
Étant une certaine disposition à créer de l’argent comme par magie
Et, mieux encore, on dirait le porte-parole dont vous rêvez :
Les multinationales sont pleines d’égards pour toi
Elles construisent de grands centres commerciaux
Où tu passes tout ton temps libre
À errer à travers des allées climatisées
Et à faire un tour dans les chaînes de fast-food
Où la caissière mignonne comme un cœur
Bat des cils
En enregistrant ta commande.

Mais ce n’est pas tout, Monsieur Le Rendre, écoutez-moi, écoutez-moi bien (je m’exaltai un peu), dans ce remède on trouve même ce que nous avons envie de vous répondre quand vous nous expliquez votre subtile politique. Regardez comme c’est clair, vous allez tout comprendre de ces gens dont il est si difficile d’être proche qu’il faut parfois leur lancer des grenades pour attirer leur attention :

Dans ce paysage criblé d’étincelantes flaques rouge cramoisi
Personne ne peut dire
Si un citoyen a craché ou s’il saigne

Et pour tous ceux et celles à qui vous souhaitez la bienvenue en France, voilà, tiens, ce qu’ils vous répondent, clairement, si clairement :

Jaya évoque
Le plaisir qu’elle aurait à vous flanquer une bonne claque
       à toi et à ta famille
Qui condescendez à la traiter comme un membre de la famille
A croire qu’on veut lui faire grimper l’échelle sociale
En dépit des bises, des repas en commun,
      des surnoms donnés au petit bonheur
« Jaya-ma-jolie » n’est pas moins votre domestique sous-payée.

Ou alors, plus clairement encore, voilà ce que nous vous disons :

Des Frites ?
Non !
Tu exiges la Vérité, point !

Et pour finir le traitement, faisons un peu plus virtuose. Quand ce n’est pas clair, c’est encore clair :

Emblème du Rashtriya Gobar Dal
Ses membres scélérats prétendent que s’ils accèdent au pouvoir
Ils « administreront » la nation comme personne avant eux

Et puis surtout, à prendre en comprimés sur des périodes de trois jours, quand vous douterez encore de votre capacité à vous faire comprendre et à nous comprendre :

Nul besoin de dents pour crier et hurler
Des milliers d’autres ont illustré le langage de l’angoisse
Avec leur propre chair, leurs propres intestins, leurs propres yeux,
Écrabouillés-aplatis-anéantis
Comme des chiens errants écrasés sur les autoroutes à huit voies
Ces autoroutes quadrillent la nation comme des rubans noirs.

Ah, Monsieur Le Ventre, je n’ai pas envie de m’arrêter ! Ce traitement est merveilleux, c’est de la poésie qui avance, rare ça, non ?, une poésie, comment dire ? en marche ! Pour la marche, il faut s’en remettre à la grande poésie, voyez-vous, elle seule sait vraiment avancer. Alors ça va mieux ?

– Eh bien, je ne sais pas.
– Si si, je vous assure, Monsieur Le Vendre, vous allez mieux. Bon de sortie ! J e ne veux plus de vous ici. C’est clair ? Moins beau que le remède, mais clair, non ?
– Eh bien, je ne sais pas si je peux vraiment m’exprimer de la sorte.
– Non ? Vous ne savez pas ? Alors tenez, prenez ça.
– Qu’est-ce ?
– Un billet pour l’Inde, M. Le (vous faire) Pendre. Vous verrez, les poètes là-bas sont subtils et clairs. Je préconise une cure d’une vingtaine d’années. Et d’un coup de pied subtilement placé et intelligemment orienté vers la sortie, je me suis débarrassée du patient.

– Alors ? m’a dit Antigone qui attendait dans la salle de repos en compagnie des docteures B et P.

Je leur ai souri, l’air soulagé :

– J’ai expédié l’affaire !

Sophie Rabau
Ancienne Interne des bibliothèques de Paris
Professeure agrégée de médecine littéraire ancienne et moderne
Cheffe de clinique en lutte à l’Université de Paris 3
Compétence en phoniatrie littéraire et en médecine vétérinaire
Ordonnances littéraires

Altaf Tyrewala, Le Ministère des sentiments blessés, traduit de l’anglais (Inde) par Bee Formentelli, Actes Sud, novembre 2018

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