La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Le retour du refoulé
| 25 Nov 2018

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Freud parle du retour du refoulé pour désigner le moment où la névrose se déploie à l’air libre : sur la surface du corps ou dans les pensées ruminantes du sujet. Désirs œdipiens, affects, souvenirs, pulsions, tout le bordel de la petite enfance fait son retour avec le grand éveil de la sexualité génitale. Ça fait en général pas mal de bruit. Ça rend les gens bien malades : extinction de voix, paralysie, évanouissement, obsession, langueur, la liste des symptômes est sans fin. La cure analytique censée remédier à ces maux est interminable. Le sujet n’en finit jamais avec son inconscient.

L’expression de retour du refoulé est un trait de génie de Freud. Les souvenirs reviennent toujours. On n’en finit pas de liquider un passé qui ne passe pas.

Dans les conversations de cafés, les manifestations, les révoltes des « bonnets rouges » hier, des « gilets jaunes » aujourd’hui, dans le grand ras-le-bol enfin qui sourd de toutes parts dans notre pays comme dans la plupart des grandes puissances, nous assistons à ce fameux retour du refoulé.

Nos démocraties sont malades : nous n’y croyons plus, nous nous interrogeons, nous n’en finissons pas de nous poser des questions sur notre santé, notre avenir, sur une possible nouvelle démocratie, participative, anticapitaliste tout en étant très libérale puisque nous réclamons chaque jour davantage de droits, progressiste en regrettant la fin de la culture classique, moderne ou post-moderne pour certains, écologique bien sûr, une démocratie bio en somme. Nous ruminons nos pensées « politiques » à la façon d’une névrose obsessionnelle. Nous nourrissons de nombreux doutes.

Mais qu’avons-nous refoulé ?

Nous avons hélas refoulé de très nombreux souvenirs ainsi que leurs affects. Nous avons beaucoup oublié. Tout d’abord, mais il y a probablement un avant à ce d’abord, tout d’abord notre statut d’ancienne puissance coloniale. Ce refoulé est le sujet de l’excellent film de Michael Haneke intitulé Caché (2005), avec Juliette Binoche et Daniel Auteuil.

Nous avons refoulé ensuite la pauvreté. Mais nous n’avons pu l’ignorer si longtemps que parce que nous étions justement une puissance coloniale. L’argent de la France venait en partie de ses colonies. Nous avions moins de pauvres locaux car nous avions plus de pauvres dans les lointains. Rappelons si besoin est qu’en Algérie, du temps de la colonisation, l’écart de salaire entre un colon et un indigène à travail égal pouvait aller de 1 à 10 (cf. Benjamin Stora : Histoire de l’Algérie coloniale).

Nous avons également refoulé l’existence des travailleurs immigrés souvent sous-payés comme celle des clandestins, franchement exploités.

Nous avons encore refoulé la misère de certains quartiers des périphéries urbaines emplis de travailleurs impliqués dans ce que les sociologues appellent l’économie informelle. Et cette liste bien sûr est loin d’être exhaustive.

En somme nous avons refoulé la violence que nos États démocratiques imposent à une partie de la population. Mais le propre de l’inconscient n’est-il pas d’être précisément très agressif ?

Wendy Brown, dans un article particulièrement éclairant intitulé « Nous sommes tous démocrates à présent » (in Démocratie, dans quel état ? La Fabrique, 2009) note que « la démocratie comme concept et comme pratique a toujours été bordée par une zone non démocratique en périphérie, et a toujours eu un substrat interne non incorporé qui à la fois la soutient matériellement et lui sert à se définir par opposition. Historiquement toutes les démocraties ont défini un groupe interne exclu – qui peut être fait d’esclaves, d’indigènes, de femmes, de pauvres ou appartenir à certaines races, ethnies, religions ou être composé (aujourd’hui) d’étrangers en situation irrégulière. »

Nos démocraties n’ont ainsi prospéré économiquement qu’en exploitant un nombre plus ou moins important d’individus, elles n’ont progressé juridiquement que sur la négation du droit des plus faibles. Est-il alors surprenant que çà et là surgissent des bouffées de violence ?

La révolte récente des « gilets jaunes » est une des expressions de cette résurgence. Il est difficile de cerner ce mouvement dont la spontanéité tient en partie à la virulence des réseaux sociaux qui lui ont permis de se constituer. Il y a très certainement des forces réactionnaires à l’œuvre chez ces « gilets jaunes », forces nourries par les partis d’extrême droite (le Rassemblement National bien sûr mais aussi l’aile dure des Républicains qu’incarne Laurent Wauquiez) mais il y a également une foule de « sans nom », femmes et hommes pauvres ou issus d’une classe moyenne en voie de paupérisation. Cette révolte ressemble bien à une jacquerie. Elle en a la spontanéité, la désorganisation et la violence : à ce jour, deux morts et plusieurs centaines de blessés. Les jacqueries étaient sans doute d’abord des révoltes paysannes, mais certains paysans ne viennent-ils pas justement de rejoindre ce mouvement ?

Cette violence des « gilets jaunes » a été condamnée unanimement. Mais si elle est évidemment regrettable, elle n’est ni surprenante ni aussi extrême que certains veulent bien le dire. Il en va de même des émeutes qui déchirent régulièrement les banlieues des grandes villes. Elles aussi sont violentes (voitures incendiées, destruction de biens publics et privés, coups de poing et coups de feu parfois) mais là encore leur violence n’est pas aussi extrême que nous nous plaisons à le dire afin probablement d’attiser la peur des honnêtes gens. Il me semble en effet, pour pousser le paradoxe, que nos démocraties sont en réalité extrêmement tranquilles si on veut bien admettre qu’elles sont elles-mêmes extrêmement violentes. Mais cette paix n’est peut-être que provisoire.

Cette violence, beaucoup regrettent, à gauche principalement, qu’elle ne soit pas politisée. Il n’y a en effet souvent guère de revendications claires dans ces émeutes ou ces révoltes. Elles semblent aveugles. Mais n’est-ce pas précisément parce qu’elles sont le fait de personnes ou de groupes qui ne se sentent pas ou plus représentés par les différentes institutions politiques ? Ces groupes justement dont Wendy Brown nous dit qu’ils ont été en quelque sorte exclus volontairement du processus démocratique.

Ainsi comme la conscience que nous avons de nous-même, la démocratie est un régime ambigu et trouble, agité de forces inconscientes, débordé régulièrement par un « retour du refoulé », un régime auquel nous croyons encore comme nous croyons toujours, malgré les critiques dont elle a été l’objet depuis tant de siècles, à la transparence de notre conscience, avec son libre arbitre, sa responsabilité, sa grandeur en somme. Avec tout cela bien sûr, nous sommes tous démocrates. Mais quoi d’autre sinon ?

Ces remarques ne sont pas neuves. Auguste Blanqui dans une Lettre à Maillard de juin 1852 posait déjà ces questions ennuyeuses :

 » Qu’est-ce donc qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sur cette enseigne ? Tout le monde se prétend démocrate, surtout les aristocrates. « 

Gilles Pétel
La branloire pérenne

0 commentaires

Dans la même catégorie

Sur la plage

Avec l’été est venu le temps des grandes vacances que les gens attendent souvent depuis l’hiver. Mais est-il raisonnable d’attendre si longtemps ? Qu’attendons-nous au juste ? Le savons-nous seulement ? Aujourd’hui l’attente désigne le plus souvent un temps vide ou inoccupé pris entre deux moments dont l’un est passé et connu, l’autre à venir et souvent indéterminé. Ce qu’on attend alors est à la fois vague et impératif…

« Je est un autre »

Depuis plusieurs années, les citoyens sont de plus en plus considérés comme pleinement responsables de leurs actes. Alors qu’auparavant la justice prenait souvent en compte les circonstances atténuantes comme la force des passions ou le poids du milieu social, nous avons aujourd’hui tendance à considérer que les coupables le sont entièrement. C’est ainsi par exemple que Nicolas Sarkozy a permis d’incarcérer les mineurs à partir de 13 ans. Mais que signifie au juste être responsable ? (Lire l’article)

The Dead Don’t Die

La question des morts-vivants est rarement abordée par les philosophes, qui préfèrent à tort des sujets plus sérieux comme celui des preuves de l’existence de Dieu ou du progrès de l’humanité. Les morts-vivants nous offrent pourtant un miroir à peine déformant de notre humanité. Nous nous reconnaissons en eux : leur avidité, leur férocité, leur absence de scrupules, leur ignorance de tous principes moraux, leur agitation permanente nous sont familiers. Et s’ils ne connaissent aucune limite, c’est parce qu’ils ignorent l’angoisse de mourir. (Lire l’article)

La traduction impossible

Shakespeare pensait que nous étions faits de« l’étoffe des songes », mais nos rêves sont eux-mêmes tissés dans la trame du langage. Nous ne pouvons nous rappeler nos songes qu’en les exprimant. Rien de ce qui existe ou plus exactement rien de ce que nous percevons de façon consciente n’échappe à la langue. Mais n’existe-t-il pas une réalité extérieure au langage, un quelque chose, interne ou externe, qui ne serait pas verbal ? Qu’y a-t-il avant les mots ? Peut-être une sorte de sauvagerie antérieure à la mise en forme du réel par les mots. Une réalité précisément innommable à laquelle pourrait faire écho le titre de la très belle nouvelle de Conrad : Heart of Darkness. (Lire la chronique)

La fonte des glaces

La fonte des glaciers s’accélère à un rythme qui dépasse toutes les prévisions. Elle vient nous rappeler que notre monde est à la fois hasardeux et fini. Cet événement plus que regrettable, et dont il semble que nous soyons responsables, annonce des bouleversements climatiques : tempêtes herculéennes, tornades gigantesques, raz de marée titanesques, pluies diluviennes, sécheresses bibliques, fournaises dantesques. La catastrophe en somme. Il n’est pas sûr qu’à terme notre espèce comme tant d’autres y survivent. Dans ces temps de crise économique et politique, la nature vient ainsi nous rappeler notre fragilité et notre insignifiance. (Lire l’article)