La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Les corps des monstres
| 09 Juil 2015

Quel rapport entre le Richard III de Thomas Ostermeier donné à l’Opéra d’Avignon et El Syndrome de Sergio Boris au Gymnase du lycée Saint-Joseph ? Aucun, mis à part qu’il s’agit de deux spectacles surtitrés, le premier de l’allemand, le second de l’espagnol. Pour le reste, aucun point commun entre la production très réussie -et très applaudie- de la Schaubühne de Berlin, et le spectacle à peu près incompréhensible de l’auteur-metteur en scène argentin dont les spectateurs s’échappent par grappes alors qu’il dure à peine une heure. Quelque chose les relie pourtant, qui tient aux acteurs, ou plus précisément aux corps des acteurs.

Richard III © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon 2015

Richard III © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le Richard III mis en scène par Ostermeier est centré sur la performance du comédien Lars Eidinger, qui interprète le rôle titre. C’est peu dire que Eidinger s’approprie le monstre : il semble avoir avalé la potion du docteur Jekyll pour renaître en un Hyde qui est aussi simultanément ou à tour de rôle, Tartuffe, Quasimodo ou Igor, le serviteur de Frankestein. Bossu comme il se doit, Eidinger porte sa bosse dans un harnais et s’exhibe volontiers torse nu, comme si l’impudeur de ses mots était directement relayée par son attitude physique, d’autant plus gênante qu’il est tout près des spectateurs -il lui arrive même de cracher sur ceux du premier rang. Un gros dégueulasse qui prendrait ses aises sur la plage et vous sourirait avec ses dents pourries en se grattant les couilles. Le pire, c’est qu’il emballe, dans tous les sens du verbe, non seulement Lady Anne et Elizabeth, dont il a massacré maris et/ou enfants, mais tous les spectateurs. Son relâchement, le dégoût qu’il provoque, sont des leurres au service de son pouvoir de persuasion : on ne perd pas une de ses phrases, pas un de ses gestes, on est des mouches dans sa toile.

Les jeunes élèves de deuxième année de l’École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine sont encore très loin de ce niveau. Tout dans le spectacle imaginé avec eux par Sergio Boris est absurde, à commencer par le fait de leur faire parler uniquement espagnol alors qu’ils sont français. L’histoire est plus qu’improbable : exilés d’une France disparue et privés de subventions, un groupe d’acteurs a trouvé refuge dans dans le delta du Parana –la région de Tigre près de Buenos Aires. Trois émissaires débarquent pour leur proposer de participer à un festival de théâtre, mais le petit groupe est en plein processus de retour à l’état sauvage. Une heure durant, il ne se passe à peu près rien, hormis des répliques qui tournent court et la mise au four problématique d’un poulet. Les plus indulgents trouveront peut-être dans El Syndrome des correspondances avec En attendant Godot, ou, plus près de nous, La Mélancolie des dragons de Philippe Quesne. Mais on peut comprendre ceux qui flairent le foutage de gueule. Oui mais Richard III ? Les corps, disions-nous : relâchés, enlaidis, à rebours de toute vitalité, et pourtant incontestablement présents, voire fascinants, parce que proches d’une vérité contraire à toutes les règles enseignées dans une école de théâtre. Ces mêmes règles que Lars Eidinger adore envoyer valser. Avec Sergio Boris, les jeunes comédiens bordelais n’ont sans doute pas tout à fait perdu leur temps.

René Solis

Richard III : spectacle en allemand (traduction de Marius von Mayenburg) surtitré en français (surtitrage : Uli Menke), jusqu’au samedi 18 juillet à 18h à l’Opéra d’Avignon. El Syndrome : spectacle en espagnol surtitré en français (pas d’autre précision disponible), jusqu’au samedi 11 juillet à 18h au gymnase du Lycée Saint-Joseph.

Photo de une: Richard III © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

Rêver des maisons de la culture et de la nature

Alors que le festival d’Avignon s’achève, Romaric Daurier, directeur du Phénix, Scène nationale pôle européen de création de Valenciennes, plaide pour une “exception culturelle écologique heureuse, réconciliant l’héritage des Maisons de la Culture de Malraux et de l’Éducation populaire”.