La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Les jardins, ces passeurs
| 29 Mar 2017

"Jardins" (vue de l'exposition au Grand Palais). Scénographie Laurence Fontaine © Rmn-Grand Palais / Photo Didier Plowy. Un article d'Anne-Marie FèvreDès la première salle, c’est une fresque de Pompéi qui sert de grille du parc. On s’attend à un parcours historique et démonstratif qui pourrait prendre Michel Foucault comme guide : « Le jardin c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. » Ou encore « le jardin, c’est depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante. » Non, pas de chronologie d’emblée dans cette exposition, une toile de Giuseppe Penone vient troubler la linéarité. Son Empreinte du dessin, annulaire gauche (2001) fait face au passé, dialogue avec La Vierge aux animaux (vers 1503) d’Albrecht Dürer. Le charme agit d’emblée, on se laisse faire. De la Renaissance à nos jours, en Europe, et plus particulièrement en France, Laurent Le Bon, conservateur général du patrimoine, nous invite dans les allées de la « représentation » des « Jardins ». 

Limon imperialis © Museo di Storia Naturale, sezione di Botanica, Università degli Studi di Firenze - Photo Saulo BambiLa balade commence avec les célébrations de la terre, de l’eau et du ciel, les éléments qui façonnent le jardin. De l’installation de la grande « Bibiothèque de terre » de Koichi Kurita (2017) à la peinture Cloud Study (1821) de John Constable. Peut-être que, comme Colette, on entrera dans l’intime de l’humus [1] : « À moi les dessous gras de la terre, la demeure profonde du vers, le corridor sinueux de la taupe. » L’arbre est magnifié par Jean Dubuffet, avec ses Texturologies d’écorces (1957), œuvres mi-concrètes, mi-abstraites. S’accrochent d’étonnants herbiers, comme le moussier de Jean-Jacque Rousseau (1770). Dessins, sculptures, objets, bijoux Cartier rivalisent pour représenter plantes et fleurs, et signifier le travail des botanistes. D’une légère aquarelle du naturaliste Pierre Joseph Redouté à la robustesse des cératosplasties en cire de citrons. Du réalisme à l’abstrait. Le jardinier s’impose comme un personnage essentiel, avec ses outils, ses potagers, ses gestes, il est particulièrement symbolisé par l’imposant Vieux Jardinier d’Emile Claus (1885).

Vue de l'exposition “Jardins". Scénographie Laurence Fontaine © Rmn-Grand Palais / Photo Didier Plowy. A droite, “Le Vieux jardinier” (1885) de Emile Claus © Liège, Musée des Beaux-Arts / La Boverie

La deuxième perspective de l’exposition fait pénétrer dans l’architecture des jardins, leurs conceptions planifiées, leurs tracés. Des plans de Jacques Androuet du Cerceau pour Dampierre, Vallery, de Le Notre pour Versailles ou Maintenon, aux projets contemporains comme 55000 hectares pour la nature, à Bordeaux, du paysagiste belge, Bas Smets. Le jardin apparaît comme des bosquets de jeux infinis. On a envie de se cacher dans la Grotte du parc de Méréville du ruiniste Hubert Robert (1808), ou dans la Grotta Azzura de Jean-Michel Othoniel (2017), en verre soufflé et acier. On fera la Fête à Saint-Cloud vers 1780, grâce au magnifique Fragonard, on s’assemblera dans un parc avec Watteau en 1716. À moins de plonger Nu dans un jardin avec Picasso, en 1934. Le photographe Yann Monel fait le lien entre ces pratiques sociales de plaisir. Il déroule une longue fresque d’images, La Fable du jardin, créant un univers imaginaire composé de 31 lieux, dont celui de La Ballue, et d’un texte sonore : « … On s’étire au jardin, berceau élargi, pour réfléchir le monde. » 

Yann Monel, “La Fable du jardin” (détail)

La temps de l’ample promenade est venue, dans la troisième séquence. On prend de la hauteur avec de grande vues, des belvédères, dont les terrasses du château de Mariemont en Belgique, peintes par Brueghel Le Jeune (1612). Puis on se rapproche des fleurs et des arbres, explosions de couleurs, celles de Morisot, Caillebotte, Bonnard, particulièrement l’illusioniste Parc de Klimt (1910)…
Gerhard Richter, Summer Day On se retrouve en osmose avec ses toiles, proche de la magnifique photographie peinte Summer Day de Gerhard Richter (1999). Troublante, à l’heure estivale de la sensation fugitive, insaisissable, elle fait se demander : « L’art du jardin est-il une catégorie de la peinture », comme Kant l’a écrit ? 

C’est certain, le jardin est un art du passage, des portes. Là, la photographie fait son entrée, avec une fulgurante vision de Jean-Baptiste Leroux, Vue du Grand Canal sous l’orage à Versailles. Il a saisi un éclair de nuit, entre fracas et calme. À ses côtés, les plus vernaculaires Cartier Bresson ou Atget, mais aussi Ralph Samuel Grossmann, qui en 2014, attrappe avec Chiendent la nature qui reprend ses droits dans les friches urbaines. En écho avec Yann Monel, et son Tiers Paysage, une carrière à l’abandon de 2014. Ce qui nous mène directement aux « Jardinistes », où sont réunis les Nymphéas de Monet, et Gilles Clément, le pâtre des herbes vagabondes. Il présente Un tour à la Vallée, un film sur le paysage en mouvement qu’il a créé en Creuse. Une ode à « l’art involontaire », à « la planète regardée comme jardin ». À côté, les œuvres des paysagistes Pascal Cribier, Michel Corajoud, Louis Benech, Arnaud Maurières et Eric Ossart, et le mur végétal de Patrick Blanc. 

C’est un peu mine-de-rien – même si la scénographie de Laurence Fontaine est balisée par les différents espaces construits du jardin – que Laurent Le Bon et son équipe nous transportent dans ces lieux clos artificiels, passeurs entre passé et présent de cultures et d’imaginaires. De telle sorte qu’à la sortie de cette promenade, c’est comme si on avait flâné en même temps à Versailles, dans un jardin ouvrier, au domaine du Rayol dans le Var, où au récent Parc des Berges à Paris. Comme dans un labyrinthe d’associations fertiles, de réminiscences parfumées ou littéraires, apaisantes. Nourri par un kaléidoscope de points de vues artistiques. Tous les medias se hument, complices. Des films, L’année dernière à Marienbad, Shining, Edward aux mains d’argent donnent du mouvement et de l’onirisme à ce vagabondage érudit, qui passe de la grande architecture ingénieuse à la plus petite folie buissonière.

Vue de l'exposition “Jardins”. Scénographie Laurence Fontaine © Rmn-Grand Palais / Photo Didier Plowy

Cette exposition plante plus en profondeur ses racines théoriques dans le catalogue [1]. Où l’historienne Monique Mosser évoque très longuement les métissages entre jardins et musées. La « part maudite » de ces Éden est abordée par le critique d’art Guy Tortosa : « Cette discipline pâtit toujours […] de n’être toujours pas intégrée à une histoire générale des arts. » Pour lui, les jardins sont associés à une double faute : l’une originelle, celle d’Adam et Ève dans le Paradis terrestre ; l’autre, celle des sociétés de l’Ancien Régime qui ont pris les jardins comme témoins de leurs plaisirs et dérèglements. Dans cette exposition – « un grand collage » – Laurent Le Bon sublime cette mauvaise réputation, tout en jouant avec ses délicieux secrets. Il fait vivre « le jardin comme œuvre d’art totale, qui éveille tous les sens ». Infiniment joyeux.

Anne-Marie Fèvre
Architecture

Gustave Klimt, “Le Parc” (1910 ou avant), huile sur toile 110,4 x 110,4 cm, New York The Museum of Modern Art, Gertrud A. Mellon Fund, 1957

[1] Catalogue Jardins, éditions RMN, 49 euros.
Grand Palais
, « Jardins », Galeries nationales, accès par le square Jean Perrin. Jusqu’au 24 juillet. 01 44 13 17 17. 

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