La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Sœurs de Chaos
| 03 Avr 2018

Une femme dite folle, ceux qui l’approchent s’accordent à la trouver belle. Elle a une sœur jumelle, une artiste peintre qui porte le même prénom qu’elle, celui de la mère, mais qui vit loin, dans l’Autre Ville. La Folle est détenue depuis dix ans à l’asile et, comme le font les fous, se cogne la tête contre la porte de sa chambre d’hôpital au numéro troublant : 2666. Ce choc formidable fait naître sur le front de la folle le troisième œil d’une bosse qui grossit et se fait œuf. Mais il faudra le bec aigu de l’oiseau noir, cet « enfant corbeau de la taille d’un mulot ou d’un poing de fillette » qui se jette au visage de l’Interne et lui blesse l’œil, pour que ces deux chocs en miroir ébranlent la fixité du monde. Chaos est le mouvement narré de deux subjectivités ébranlées par leur rencontre, ce troisième choc qui lance les personnages dans un voyage incongru, l’un déplaçant l’autre, ensemble poussés vers la réunification du disjoint. Que la folle retrouve sa jumelle, se dit l’Interne, futur docteur en obstétrique, pour que, peut-être, un nouvel ordre vienne, une paix surgie du chaos.

Dans ce roman aux résonances de mythe, le monde extérieur est policé, catégorisé, éminemment séparé. Chacun y tient sa place, attribuée par la fonction qui lui donne son nom : le Psychiatre, l’Interne, l’Infirmier, la Folle. C’est un décor d’arrière province, une petite colonie vivotant dans la chaleur moite. « L’hôpital de dingues s’étend sur plusieurs hectares dans un quartier très serein, non loin de la crèche, qui est un établissement de garde d’enfants mignons en bas-âge et proche du square à baobabs. L’hôpital est comme quadrillé, îlot encadré au centre de nulle part, au cœur de La Ville. »

Au centre, donc, les dingues et pour eux ce jardin « de grands et nobles arbres tropicaux, acajous et amarantes, d’où dégueulent des insectes ailés et de nombreuses lianes humides que beaucoup de fous s’amusent à attraper pour tenter l’heureuse ascension simiesque. » Tout autour, les cages vitrées des résidences pour gens normaux. La Folle regarde longuement « ces fenêtres impudiques et théâtrales faire représentation de belles scènes de famille, avec leurs inhérentes joies et mélancolies, toutes placées entre les quatre murs d’une vie qui vieillit. » Dans ce monde d’extrême séparation, toute idée de fusion affole. Le Psychiatre panique quand la Folle le regarde : « Elle lui fait un peu peur. Pas drôle. Elle. Non. Non. Pourquoi ? Elle l’inquiète. Ses cheveux rouge-blond le stressent. Ses attitudes le stressent. Et ses yeux jaunes. Stress. Il sait bien qu’elle n’a pas les yeux jaunes. Serpent. Bien sûr. Mais quand elle le fixe. Ça a l’air de l’amuser de le fixer. Stress. Il a l’impression que ses yeux deviennent jaunes. Jaunes brillants. Comme ceux des serpents à sang froid. Stressant. » Terrorisé face à cette Ève serpentine, le Psychiatre bande dans son pantalon et fait administrer des calmants à la Folle, avant de prendre la tangente.

Le monde intérieur, celui de la femme que l’on dit folle et qu’on enferme, mêle mille sensations, images, souvenirs et pensées surgissant ensemble, avec la lucidité des rêves. Droguée, plutôt que malade, par les médicaments qui lui sont administrés, elle dort beaucoup, « je dors beaucoup, ça me permet de voir la vie moins séparée de la vie, je ne sais pas si c’est compréhensible ce que je dis, mais c’est vrai… »  Elle songe à sa sœur au même prénom, mais qu’elle appelle Aînée, à leur enfance côte à côte, si proches, si confondues qu’elles sont le monde elles-mêmes, une « patrie indigène » qui exclut mortellement tout ce qui voudrait s’insinuer, à commencer par la mère croyant avoir tout pouvoir sur sa progéniture, « prolongation de sa chair, tout comme ses cheveux le sont de sa tête. »

Nul besoin de parents, ni d’aucun autre pour ce couple gémellaire qui n’a pas fondé de ville parce qu’il est en prise directe avec l’ordre cosmique. Tohu et Bohu primitives résistant à la création du monde organisé par l’insurrection à deux et les jeux avec la mort, ne trouvant qu’en elles-mêmes la complétude et le bonheur. L’Interne a tiré la Folle hors de l’hôpital des dingues, pensant, en bon scientifique, qu’elle « regagnerait l’intégrité de ses pensées si elle comprenait la logique de son parcours. » Pendant le voyage en train, la traversée d’un désert fait de champs de colza écrasés de soleil, pour rejoindre l’Autre Ville et la sœur, la Folle explique : « Mère la nôtre, était de trop parce qu’elle croyait être notre mère alors que nous deux, ma sœur et moi, on savait que notre seule Mère, la seule qu’on avait vraiment, c’était nous-mêmes, nous Sœur-Sœur. »

Force dangereuse, assassine, de la gémellité, que l’Interne s’attache à restaurer malgré lui, en réunissant les moitiés séparées de corps mais non d’esprit, comme on rassemble les deux fragments d’un symbole. Et soudain, il perd pied : « Le doute le gagne. L’esprit de sa compagne lui paraît clairvoyant. Mais à l’écouter, il y a saturation, grave saturation de stimuli et signifiants, il perd la profonde compréhension de lui même, le flot, fatigue, discernement, il perd le fil, je me défends mal, et horreur de l’angoisse la plus totale, la plus confondante et la plus stupéfiante, il ne comprend plus ni ses propres pensées, ni ce qu’il perçoit. Carambolage. » Opérant la réunion du même avec le même, le futur accoucheur ne sait ce qui va sortir du trou que creuse l’irruption de la Folle dans son cerveau vacant. Emportés par le même train lancé à pleine vitesse, la Folle et l’Interne passent la frontière.

Écrit dans une langue magnifique, Chaos est un roman de l’après catastrophe, celle de la perte irrémédiable du sens. Le voyage rapide en train, du même vers son exacte copie, n’est pas déplacement linéaire suivant le chemin de fer de la raison, mais involution, reploiement dans l’univers des désirs infantiles sous le ciel « rougeâtre et spongieux » d’un éternel placenta. Pareilles à ces villages à la lisière de la zone, où les habitants semblent vivre comme si de rien n’était mais où tout, l’air, la terre, les végétaux, les humains et les bêtes, est corrompu pour des milliards d’années par les radiations invisibles et sans odeur, la Ville et l’Autre Ville ne sont que mensonges mis en scène, purs décors à la dégénérescence de la vie. Le masculin est ici réduit à son membre dressé, à ses désirs bestiaux, à sa fonction reproductrice qu’il exerce tant bien que mal, impuissant au fond face à un féminin incluant l’autre sexe, qui ressent et pense tout ensemble, évolue dans des mondes multiples, « sans territoire fixe », a « conscience de l’importance de la ressemblance, de ce qui assemble, des guerres, des utopies, des imbrications et donc des implications. » Rien ne peut sortir de l’union des dissemblables puisque la rencontre de l’autre est impossible, puisque la connaissance de l’autre nous est à jamais refusée.

Découvrant le fabuleux happy end, au seuil des retrouvailles tant désirées, le lecteur hésite. Que naîtra-t-il de l’ultime choc du roman, la réunion des Sœurs ? Le pouvoir décuplé de la création ? Ou bien, agissant en démiurge inconscient, en apprenti sorcier, l’Interne a-t-il refondé le couple maudit d’Hypnos et Thanatos, ennemis de l’humanité ? Le sommeil de la raison, selon l’avertissement du visionnaire Goya, engendre des monstres.

Juliette Keating
Livres

Mathieu Brosseau est un écrivain né en 1977 à Lannion. Publié aux éditions Quidam, Chaos  est son onzième ouvrage. Il est aujourd’hui bibliothécaire à Paris. Il anime, dans son établissement, de nombreuses lectures et  manifestations poétiques.

Mathieu Brosseau à la Maison de la Poésie (Paris) le 30 mars 2018 © Gilles Walusinski

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