La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La mémoire des morts, champ de batailles et théâtre d’ombres
| 16 Juil 2016

Samuel Bastide, Les Camisards. SUR LES TRACES DES CAMISARDS. Carnet de bord de Thomas Gayrard dans délibéréL’Histoire est écrite par les vainqueurs. Celle-ci fut peinte par un enfant des vaincus.

Car si les Camisards, ces troupes du petit peuple protestant des Cévennes en lutte pour la liberté de leur foi, exercent leur aura de héros, c’est aussi parce qu’ils portent le tragique des martyrs. La Guerre des Cévennes, commencée en 1702, s’achève officiellement en 1704, en réalité un peu au-delà, par la mort ou l’exil des “soulevés”. Les Camisards ont perdu – mais évidemment, c’est leur futur, et notre meilleur passé, qui leur rendra la victoire. Ainsi de Rabaut de Saint-Etienne, fils d’un Pasteur du Désert de Nîmes, devenu député du peuple, et qui participa à élaborer l’Edit de Tolérance de 1787 puis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, notamment son article 10 : “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.”

Mais, pendant des décennies, ce sont surtout les autorités catholiques qui en font le récit, celui d’une défaite de séditieux fanatiques et sanglants. Il faudra attendre le XIXe siècle pour voir les Camsiards réhabilités par écrivains romantiques et historiens républicains, et bientôt, par les élites protestantes elles-mêmes – nous y reviendrons.

Samuel Bastide, Bûcher. Supplice d’un des premiers chefs camisards, Pierre dit “Esprit” Séguier, qui, brûlé vif sur la place de Pont-de-Montvert en Aout 1702, n’aurait cessé de prophétiser et de prier. SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard dans délibéré

Supplice d’un des premiers chefs camisards, Pierre dit “Esprit” Séguier, qui, brûlé vif sur la place de Pont-de-Montvert en Aout 1702, n’aurait cessé de prophétiser et de prier.

C’est que, bien longtemps après le dernier coup de feu, les guerres continuent. Canons et mousquets se taisent enfin, mais commence aussitôt la bataille de la mémoire, quand il ne s’agit plus de tuer des vivants mais de ressusciter des morts, le champ de guerre peuplé de fantômes qui perpétuellement répètent charges et retraites. Animées par les paroles des uns ou les images des autres, des processions de spectres se rendent aux assemblées secrètes, brûlent sur les bûchers en chantant des Psaumes, se transpercent au sabre, encore et encore, tels Sisyphe, Prométhée et autres damnés des Enfers grecs…

Portrait de Samuel Bastide. Humaniste engagé dans la lutte contre l’alcoolisme, Bastide commence en 1908 toute une vie de projections lumineuses, au moyen d’une lanterne à double foyer de sa conception, pliante pour en diminuer le volume. SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard dans délibéré

Humaniste engagé dans la lutte contre l’alcoolisme, Bastide commence en 1908 toute une vie de projections lumineuses, au moyen d’une lanterne à double foyer de sa conception, pliante pour en diminuer le volume.

Un homme s’est donné pour mission de faire revivre les ombres. Il s’appelle Samuel Bastide (1879-1962), c’est un artisan photographe natif de Saint-Jean-du-Gard, et pour tombeau à ses ancêtres, il leur fabrique une boîte et leur trace des vitraux : son monument aux disparus, ce sont des peintures sur verre projetées par une lanterne magique. Pendant des décennies, il a montré sa fresque d’ombres et de lumières au public, il l’a commentée de sa voix, dans les écoles ou les chapelles, au cœur des bourgs et des hameaux… Tout à la fois conteur troubadour, bateleur forain et conférencier savant, il a peuplé les nuits des villages et les rêves des enfants d’une foule de héros, et autant de revenants invoqués sous les étoiles, conjurés contre l’oubli.

Dans ce tableau de 1934 représentant une Assemblée au Désert, Jeanne Lombard, peintre de l'Histoire camisarde, a pris pour modèle du personnage du pasteur son ami Samuel Bastide © Musée du Désert. Par Thomas Gayrard, sur les traces des Camisards dans délibéré

Dans ce tableau de 1934 représentant une Assemblée au Désert, Jeanne Lombard, peintre de l’Histoire camisarde, a pris pour modèle du personnage du pasteur son ami Samuel Bastide: s’il n’avait pas lui-même cette fonction, son travail de mémoire hagiographique peut s’apparenter à une oeuvre d’évangélisation © Musée du Désert

Parfois il ne fait que copier, par petites touches pointillistes, le tableau d’un autre ou la photographie d’un mémorial qu’il a prise lui-même, et confessons-le, le résultat paraît presque kitsch aujourd’hui. Mais le plus souvent, Bastide pratique un art plus singulier, délicat comme dentelle : il fait exister ses personnages en noires silhouettes, de ces profils dont jadis on faisait portrait en papier découpé. De sorte que, des fonds aux figures, entre avant et arrière plan, se creusent les siècles par où les décors de masures et de natures, peints de couleurs vives, ces paysages restés presque inchangés, se vident de leurs vivants d’alors, et sous son soleil de verre, n’en restent que des réminiscences opaques, des ombres portées par le souvenir.

J’aime y voir aussi l’anonymat de ce petit peuple résistant, qui s’il eut ses chefs et ses charismes, fut aussi “une armée des ombres” sans nom ni visage. Tout à son hagiographie des ancêtres, Bastide s’y révèlerait plus Humaniste qu’il ne croit, à confondre paysans révoltés et soldats royaux d’une même encre noire. Ou plus Protestant : ces mortels qui s’agitent ne sont-ils pas des ombres d’êtres, au regard du Seigneur, en attente du Jour du Jugement où ils se “révéleront”, ainsi qu’on le dit d’un négatif ?

Samuel Bastide, Assemblée. La nuit du 23 Juillet 1702, celle qui ouvre la « guerre des Camisards » par la réunion d’un cinquantaine de jeunes gens armés au site des 3 Fayards, sur le Mont Bougès, autour du prophète Abraham Mazel. SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard dans délibéré

La nuit du 23 Juillet 1702, celle qui ouvre la “guerre des Camisards” par la réunion d’un cinquantaine de jeunes gens armés au site des 3 Fayards, sur le Mont Bougès, autour du prophète Abraham Mazel.

Lanternes magiques et ombres chinoises, projections sur les places… Pour le réalisateur que je suis, Bastide ouvre la voie, à rejouer toute une préhistoire du Cinématographe, à réinventer un dessin animé primitif. D’autant qu’à bien des occasions, il m’offre “l’image manquante”, il me sauve en comblant un vide de la représentation. Car voilà mon triple défi : raconter cette Histoire, aussi riche de paradoxes et de détails 1 / avec notre budget, 2 / en 52 minutes, 3 / en images et en sons.

Or, parfois toute ma matière visuelle – paysages des Cévennes ou visages des historiens, documents d’époque ou évènements d’aujourd’hui, reconstitutions filmiques ou théâtrales… – ne suffit pas pour incarner le récit porté par la voix off. Parfois l’Histoire reste hors champ, c’est une nuit noire où circulez il n’y a plus rien à voir, plus gravure ni statue où le passé se donne en spectacle et se conjugue au présent. Et alors là, miracle, que la Lumière soit, les peintures de Bastide percent les ténèbres, mon écran s’illumine et s’emplit de tout un opéra miniature, avec ses marionnettes muettes, ses découpes d’arbre et ses feux d’artifice.

Samuel Bastide, Incendie. La série iconographique consacrée aux Camisards n’en est qu’une parmi les 35 que Bastide composa (2500 vues !), entre fictions profanes, sujets éducatifs et histoires religieuses. SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard dans délibéré

La série iconographique consacrée aux Camisards n’en est qu’une parmi les 35 que Bastide composa (2500 vues !), entre fictions profanes, sujets éducatifs et histoires religieuses.

À mesure que je redécouvre le travail de Bastide, l’évidence s’impose : ces images doivent devenir le fil rouge iconographique de toute ma narration. C’est pourquoi, ce Jeudi 29 Juin, je ne vais pas sans appréhension à la rencontre de leur ayant-droit : Daniel Travier, en charge du Musée des Vallées Cévenoles à Saint-Jean-du-Gard, respecté partout ici pour son érudition – même mes amis néo-ruraux, peu au fait des traditions du pays, l’évoquent avec admiration, comme “l’homme qui sait tout”. Je lui dois ma première initiation livresque aux Cévennes, à parcourir les pages du Temps cévenol. Une Encyclopédie de la région, financée sur souscription – mes parents en furent – et qu’il dirigea en Diderot et D’Alembert locaux, si ambitieuse entreprise, obstinée à tout dire, des chants populaires aux outils agricoles, qu’il ne put en venir à bout. Quand je lui en touche mot, il se voile de la mélancolie d’un regret, celle d’un Grand Œuvre inachevé…

L’homme, un gaillard rond et râblé, lunettes, mèche sur le front et bonne barbe de vieux sage, incarne à lui seul ce mélange si montagnard, si protestant, si cévenol – je ne sais – d’hospitalité bienveillante et de défiance circonspecte. Il me reçoit dans l’incroyable antre de son bureau personnel : une grotte aux parois de livres, toute surchargée de croix huguenotes, de portraits calvinistes et d’instruments traditionnels, caverne de sorcier où n’entre plus la lumière du jour… Daniel Travier est prolixe, intarissable même sur ces Camisards qu’il revendique pour ancêtres, mais c’est comme si tous ces murs de grimoires parlaient à travers lui, beaux ouvrages anciens dont les tranches reliées et colorées de cuir font trésor entre les boiseries. Travier me rappelle combien la foi et la culture huguenotes sont une religion du Livre. Mais, Providence pour moi qui suis là pour filmer, Bastide leur rendit culte par l’Icône.

Thomas Gayrard
30 Juin 2016

Peintures sur verre de Samuel Bastide © Musée des Vallées Cévenoles de Saint-Jean-du-Gard. Merci à Daniel Travier.

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Filmer un territoire : les Cévennes, pays-palimpseste

Dans ce spectaculaire monument de schiste, de calcaire et de granit que constituent les Cévennes, s’est déposée aussi par strates toute une geste des hommes, les mémoires mêlées des camisards, des maquisards, des Celtes… Alors, comment donner à voir le territoire, quand il est une telle puissance de l’espace et du temps ? Comment faire entrer, dans le format 1.85 du cadre et les 52’ du programme, les milliers de kilomètres carrés et d’années passées qui font un lieu ? (Lire l’article)

Tout est scène

“Tu as déshonoré la mémoire de mes ancêtres !” C’est ainsi qu’un éminent protestant cévenol a interpelé Lionnel Astier, auteur de La Nuit des Camisards, spectacle joué en nocturne et en extérieur, sur la soirée où commence la Guerre des Cévennes. Alors, pourquoi tant d’ires ? La fiction de théâtre n’a-t-elle pas droit de heurter l’Histoire et la Foi ? La pièce pose d’abord la question de la fiction, de la liberté qu’elle prend avec le réel. Le réel, Lionnel Astier revendique de lui infliger les outrages du créateur… (Lire l’article)

Tout est signe

Il y a, entre la foi et le cinéma, entre le mystique et le réalisateur, plus de correspondances qu’on ne croit. Le temps et l’espace prennent soudain une densité nouvelle, comme chargée de vibrations, d’évènements qui font avènements. Ces coïncidences dont le réel fait la bonne surprise à une équipe de tournage, notre infatigable guide et conseiller historique, Henry Mouysset, les résume d’une formule ironique reprise aux Camisards : “c’est un signal de l’Éternel”. (Lire l’article)

Résistant, participe présent

Comment filmer le Désert, quand c’est un trou tout noir ? En l’occurrence, la grotte du Péras, une cavité bien cachée parmi les chênes verts d’une colline de Mialet, assez grande pour accueillir des centaines de croyants en manque de la parole de Dieu. La veille du jour de Noël 1687, ils vinrent des alentours, et de bien plus loin, pour écouter la liturgie sous la voute même où des hommes préhistoriques ont laissé leurs traces. Comment donner à voir ce temple réinventé dans la roche néolithique, quand le matériel manque pour rendre visible tout le volume, quand sa perspective s’écrase ou s’efface sous le halo de la minette (petit projecteur accroché à la caméra) ? (Lire l’article)

Prologue amoureux: comment commencent les histoires

Il y a vingt ans, je montais en Cévennes, selon l’expression consacrée – c’est à la fois au Nord, et plus en altitude que mon Midi natal – pour repérer le décor d’un court métrage. Je cherchais alors un “mas”, que j’avais imaginé dans les garrigues de la plaine où j’ai poussé, entre Nîmes et Montpellier. Mais un ami poète et philosophe de la famille m’indiqua la ferme d’un ami, au cœur de cet arrière-pays, près de Barre-des-Cévennes. Je n’étais pas revenu dans le coin depuis l’enfance post-hyppie, et je n’en gardais que les souvenirs heureux mais confus des gardons de l’été, des châtaignes ou des champignons à l’automne. Ce fut une révélation, un coup de foudre. (Lire l’article)

À lire également