La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Montpellier Danse : Actions
| 28 Juin 2017

Beaucoup s’ingénient à faire des théâtres des lieux de divertissement pour des villes qui pourraient devenir des centres d’attraction où l’art serait le fidèle compagnon du commerce. Mais, même Mercure et Hermès n’ont pas voulu qu’il en soit tout à fait ainsi. Représentants de commerce faisant des allers-retours entre les dieux et les hommes, ils ont aussi défendu les voleurs. Steven Cohen et Antonio Canales leur doivent une fière chandelle. Ils ont volé les théâtres pour les transformer respectivement en temple et en café cantante des quartiers de Séville (Triana et la Alameda). Les deux arrachent la scène et ont donné le ton de la 37e édition du Festival Montpellier Danse. Reprendre les théâtres pour en faire des sanctuaires non pas dédiés à une quelconque puissance divine mais à des rituels personnels.

Steven Cohen, Put your heart under your feet…and walk / à Elu © Pierre Planchenault

Steven Cohen, Put your heart under your feet…and walk / à Elu © Pierre Planchenault

Dans son solo Put your heart under your feet…and walk / à Elu, l’artiste plasticien et chorégraphe sud-africain Steven Cohen y va fort. S’étant fait tatouer le titre de sa performance sous son pied gauche – titre tiré d’une réflexion de Nomsa, sa nounou-mère adoptive – après le décès de son compagnon de chair et d’art Elu Kieser, il rend hommage à l’interprète et danseur que fut Elu, également sud-africain blanc, homosexuel et chrétien alors que Steven Cohen est juif. Sans doute est-ce pour cela que ce solo est le Kaddish des endeuillés. La scène est occupée par des alignements précis de vieux chaussons de danse. Elu depuis l’âge de 5 ans voulait être danseur, ce que son père refusait le frappant afin qu’il choisisse une autre voie. Mais Elu à 11 ans fit une tentative de suicide afin de prouver sa détermination. La famille se plia. Elu devint danseur et rencontra Steven Cohen en 1997. « Nous sommes tombés amoureux, dit Steven Cohen, et nous avons tout partagé pendant les vingt années qui ont suivi. Nous nous aimions au-delà des mots, nous vivions et travaillions ensemble, en fusion. Nous nous disputions l’un avec l’autre, mais jamais l’un contre l’autre et étions toujours ensemble contre le monde. Notre arme était notre art ».

Steven Cohen, Put your heart under your feet…and walk / à Elu © Pierre Planchenault

Steven Cohen, Put your heart under your feet…and walk / à Elu © Pierre Planchenault

Et à Montpellier Danse, Steven Cohen dégaine. Il prend le plateau, il s’y promène sur des cothurnes démesurés qui ont la forme de cercueils. Son tutu vaporeux du début de la performance est remplacé par des phonogrammes qui diffusent des vieux airs de jazz et autres. Pour montrer assez simplement comment la vie, la société sacrifie l’un des siens, il se filme dans un abattoir de Johannesburg, le sang de la bête (un zébu sans doute) dégoulinant sur son maquillage très élaboré fait en partie d’ailes de vrais papillons qui s’accordent avec l’étoile de David, alors que les ouvriers noirs tuent et dépècent les animaux. On ne peut s’empêcher de penser aux actionnistes viennois, à Gina Pane et à leurs actions radicales. Il ne s’agit pas ici de montrer son corps, de le mettre en mouvement, de l’émouvoir donc, mais de l’éprouver, de le marquer. Jusqu’à cet acte où Steven Cohen avale un peu des cendres d’Elu. Il l’incorpore. C’est essentiel, sans pathos. La mort est prise en charge par la vie. Le rituel le permet et le temple théâtre l’accueille.

Steven Cohen, Put your heart under your feet…and walk / à Elu © Pierre Planchenault

Steven Cohen, Put your heart under your feet…and walk / à Elu © Pierre Planchenault

Il en va de même avec Antonio Canales, tout autre phénomène. Il suffit d’un seul geste de la main qui convoque les anciens, grands du flamenco qui parfois s’éteignirent dans une misère crasse, pour que le théâtre soit de nouveau un lieu de partage, de cérémonie. Pas besoin d’apparat, pas besoin de décor, de scénographie, de dramaturgie etc., la scène est un café cantante où chaque parole a un sens qui rappelle le pas des chevaux, la frappe de l’enclume, l’odeur de la cigarette qui se consume toute seule. En allant chercher l’eau de la source, avec Historias Flamencas de Sevilla dédié sans doute à tous ceux qui eurent du talent mais ne furent jamais entendus, Antonio Canales qui est un chercheur insatiable, une star que tout le monde arrête pour un autographe à Séville, un pilier social totalement arabo-andalou, signe un non spectacle. Il nous invite chez lui et il y a du beau monde : un guitariste agile et cristallin, Rafael Rodríguez, un chanteur qui prolonge le son au-delà de la respiration, Segundo Falcón. Dans ce café que nous appellerons Chez Antonio, où l’on entend au lointain la grande Niña de los Peines et d’autres grands maîtres, il y a aussi un homme plus jeune, zazou, un technicien hors pair qui martèle le plateau. La transmission est aussi le sujet de cette pièce. Et on ne pourra oublier, quand son chignon tombe en longs cheveux grisonnants, Antonio Canales l’indomptable qui, brusquement, arrache son collier ramené du Nouveau Mexique dont les perles se répandent au sol. Le flamenco comme on l’aime, sans poncifs, dans le chant profond et dans l’ouverture au monde. Ce qui nous oblige à citer une définition du dictionnaire de la langue arabe, le Lisân al-‘Arab : « Rasm : dessin, trace (=athar). Aussi : ce qui reste de la trace ; aussi : tous restes sans substance ni poids, et aussi : traces inscrites sur le sol ». [1]

Segundo Falcón et Antonio Canales © Jean-Louis Duzert

Segundo Falcón et Antonio Canales © Jean-Louis Duzert

Moins aguerri parce que plus jeune, David Wampach laisse aussi des traces, cette fois dans une projection colorée de peintures. Avec sa complice Tamar Shelef, il endosse l’endotisme. « Par essence, dit-il en parlant de ce courant de l’art, l’endotisme est le contraire d’exotisme. Ce courant artistique des années 60-70 propose un renouvellement du sujet, non pas en le détournant ou en le contournant, mais en l’abordant directement. Ce courant initié entre autres par Francis Bacon, s’opposa à l’art conceptuel. » Le corps, comme dans le gutaï japonais que le chorégraphe a finement exploré, est au centre de l’action dansée. Esthétique, politique et maniant l’humour décapant des cabarets pensants et transgenre, le duo Endo est un débordement de matières. La peinture est projetée sur les corps, sur le sol, sur des toiles qui ne sont pas décoratives car elles font partie de l’action. Les deux danseurs peignent en direct sur une création sonore de Gaspard Guilbert complètement intégrée à l’ensemble du show-performance. David Wampach pose comme David, Tamar Shelef est une Diane chasseresse et la fin du duo nous emmène vers une sorte de comédie musicale décalée, souriante où les corps font des acrobaties pour répandre la dernière couche de peinture de couleur noire. De nouveau la question de la trace et de la matière, sans commentaire superflu, sur une scène barbouillée.

Marie-Christine Vernay
Danse

[1] Définition extraite du Livre des cercles de l’auteur égyptien Youssef Rakha (éditions Zoe).

Montpellier Danse, 37e édition, jusqu’au 7 juillet, 08 00 60 07 40.

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