La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Montre ta b… et tu verras la tour Eiffel
| 09 Nov 2015

“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?

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On connaît le principe des sites américains du genre “rate my…” (“notez ma/mon…”) où s’alignent des images de seins et de pénis. Une déclinaison française, moins productiviste (au sens où l’évaluation consiste à transformer chacun en ouvrier spécialisé de soi-même) est jemontremonminou.com et ses variations attendues ou non, depuis jemontremabite.com jusqu’à jemontremespieds.com en passant par jemontremontorse.com.

Que trouve-t-on là ? Des profils anonymes (pseudos, âge, région, pas de photos de visage) et des commentaires tous un peu pareils car ces sites refusent les propos“déplacés ou dégradants, ainsi que les demandes de rencontre, contact, webcam”. Les visiteurs se contentent ainsi de verbaliser leur désir : “je te ferais bien ceci ou cela, tu es belle, etc.” À cp88 qui montre son “minou” (malgré la consigne de ne poster que ses propres photos, on dirait pourtant qu’elle a fait un collage de plusieurs femmes trouvées en ligne), un certain Mienne85 écrit : “Franchement, une exposition d’art !!! Mais qu’est-ce que tu es belle !!! Je ne sais plus où porter mes yeux, et par delà, ma langue, mes doigts, mon petit sexe… tout un monde qui s’agite pour mieux te connaître !!!!!” Puis, trouvant sans doute que cela n’est pas encore assez peuplé, il ajoute dans le commentaire suivant : “Au fait, ma femme est OK pour échanger des photos avec toi. Et si tu ne te moques pas des vieux, moi je te montre tout…”

Montrer tout, voilà une bonne idée. Puisque le principe du site est au contraire de ne montrer qu’un morceau, comme Brigitte Bardot au début du Mépris :“tu vois mes pieds, dans la glace ? Tu les trouves jolis ? Et mes chevilles, tu les aimes ? Mes genoux, tu les aimes aussi ? Et mes cuisses ? etc.”  C’est Lacan et Nietzsche au pays de la vérité : on ne peut pas la dire toute, on ne peut pas saisir la femme toute. Car de fait, que serait tout montrer ? Comment Mienne85 va-t-il s’y prendre ? Un homme, culturellement, a-t-il autre chose de caché que son pénis ? Chez la femme, évidemment, chaque partie du corps étant investie par le désir et la pulsion scopique masculine, il y a tout à découvrir. Chez les mecs, à peine un slip. Mienne85 a donc philosophiquement raison de dire“mon petit sexe” : le tout de l’homme est par définition réduit.

L’homme pourra toujours demander à la femme de tout montrer sans être jamais satisfait, et la femme, devant l’homme qui “montre tout” n’aura jamais rien d’autre à dire que : “c’est tout ?”

Et de fait, jemontremabite.com, pour ceux que les bites intéressent, est d’un ennui mortel. Courtes, longues, trapues, pointues, rondes, bronzées, livides ou écarlates, on s’en fout. C’est, d’une certaine façon, toujours la même bite. Il n’est pas sûr que les milliers de fesses de jemontremesfesses.com, coupées de leurs propriétaires, soient beaucoup plus intéressantes. Une explication de ce phénomène d’annihilation de l’intérêt a été tentée par les antimodernes de la fin du XIXe siècle. Après l’éclairage au gaz qui, en montrant tout, détruit la possibilité de se perdre dans la nuit, c’est-à-dire supprime la possibilité de la poésie, la tour Eiffel fut l’objet de leurs foudres, si l’on ose dire, car visible de partout, elle empêchait elle aussi la divagation.

Léon Bloy, en 1889, dans un article intitulé “la Babel de fer” : “j’aime Paris qui est un lieu des intelligences et je sens Paris menacé par ce lampadaire véritablement tragique, sorti de son ventre, et qu’on apercevra la nuit, de vingt lieues, par-dessus l’épaule des montagnes, comme un fanal de naufrage et de désespoir.”  Maupassant, un an plus tard, dans la Vie errante : “J’ai quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop. Non seulement on la voyait de partout, mais on la trouvait partout.” Peinte, photographiée, vendue en assiettes et en cartes postales, la tour Eiffel est le symptôme d’un art industriel honni qui n’est plus que reproduction, sans origine. En outre, l’éclairage au gaz ou le “fanal” de la tour Eiffel raccourcissent le temps mis à parcourir la ville, et aplanissent tout ce qu’ils touchent par leur immédiateté.

La disparition de la durée comme médiation met tout au même niveau. Un autre des farouches opposants à la tour Eiffel, le poète François Coppée, trouve dans un article du Figaro une belle image pour décrire cette abolition de la hiérarchie historique au profit d’une étrangeté égalitaire, quand on regarde Paris depuis le haut de la Tour – tel un champ de bites, de fesses et de pieds plantés sur l’Internet : “C’est le plan-relief, immobile,/ C’est le morne panorama,/ Transformant palais de l’histoire,/ Riches quartiers, faubourgs sans pain,/ En jouets de la forêt Noire/ Sortis de leur boîte en sapin.” (28 juillet 1888)

Éric Loret
Courrier du corps

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