La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Deux cafés et le logarithme, parakaló !
| 19 Avr 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Un voyage en Grèce est aussi une belle promenade en terroir linguistique. Commander un lefkó krasi (vin aussi blanc qu’un leucocyte), remercier le serveur d’un sas efcharistó (action de grâce comme l’Eucharistie) et le payer pénte euros (autant que de côtés dans un pentagone), c’est sentir revivre en pleine sensation ces racines qui structurent notre langue mais s’y sont, en quelque sorte,  anesthésiées.

Un plaisir tout particulier est d’y demander l’addition – to logariasmó. Imaginez le rêve que ce serait de demander cela en France ! Si nous pouvions payer des logarithmes plutôt que des additions, la vie serait bien douce, surtout aux beaux jours en terrasse. Le premier verre de blanc vous coûterait cinq euros  ; mais le suivant ne vous coûterait que 70 centimes de plus, et pour la même somme on vous en apporterait encore deux de plus. Après cette tournée-là, on arrête, promis ; sinon ce serait encore quatre verres de plus pour seulement 70 centimes additionnels ! À ce compte-là, on ne parle plus d’happy hour mais d’incitation à l’ivresse publique.

Le logarithme, en effet, est une incroyable petite machine à transformer les multiplications en additions. Il en existe en réalité une infinité, mais ils se ressemblent tous ; les plus connus sont le logarithme à base 10, noté log10, sa variante log2 (chère aux informaticiens, comme on pourrait s’en douter), et surtout le seul et unique logarithme népérien, noté ln.

Comment cela fonctionne-t-il ? Un logarithme est une fonction réelle d’une variable réelle, c’est-à-dire un objet mathématique qui produit un nombre à partir d’un autre nombre. Il existe un immense et fascinant zoo de fonctions, que nous aurons certainement l’occasion d’explorer ; mais puisqu’il est question de Grèce, concentrons-nous aujourd’hui sur notre belle ln.

Comme toute fonction, ln est une machine qui calcule un nombre appelé image à partir d’un autre appelé argument. L’image d’un nombre x par la fonction ln est aussi appelée logarithme népérien de x (logarithme tout court pour les intimes), et on la note ln(x). Par exemple, l’image du nombre 1 par la fonction ln, donc le logarithme de 1, est égale à zéro : on écrit cela ln(1) = 0. De même, ln(2) = 0,69 (environ) ; et ln(3) = 1,10 (environ). Ce dernier nombre peut aussi se prononcer comme “Hélène de Troie”, et je vous épargne les lamentables plaisanteries de taupin qui en découlent.

En l’occurrence, et contrairement à d’autres fonctions, ln n’accepte pas n’importe quel nombre en argument : on doit lui donner un nombre strictement plus grand que zéro (aussi petit soit-il), sinon elle déclare forfait. Par ailleurs, ln est ce qu’on appelle une fonction strictement croissante : plus un nombre est grand, plus son logarithme l’est. C’est aussi une fonction dite surjective : pour tout nombre y (positif ou négatif), il existe un nombre (en l’occurrence unique, et bien sûr plus grand que zéro) dont y est le logarithme.

Mais ln possède surtout une propriété remarquable : le logarithme du produit de deux nombres est la somme des logarithmes de ces deux nombres. Par exemple, puisque 3*2 = 6, le logarithme de 6 est la somme du logarithme de 3 (environ 1,10) et du logarithme de 2 (environ 0,69) ; il vaut donc environ 1,79. On constate aussi que, puisque 2 * ½ = 1, ln(½) +  ln(2) = ln(1) = 0 ; donc ln(½) = -ln(2) = -0,69 environ. Plus généralement, le logarithme d’une fraction est la différence entre logarithme du numérateur (le nombre qu’on divise) et celui du dénominateur (le nombre qui divise) : ainsi ln(3/2) = ln(3)-ln(2) = 0,41 environ. Enfin, quand on double un nombre, son logarithme augmente d’une quantité constante, ln(2) – d’où les fameux 70 centimes que vous coûterait le doublement de chaque tournée dans un bar à logariasmó.

Cela marche aussi dans l’autre sens : pour multiplier deux grands nombres, vous pourriez calculer leurs logarithmes, additionner ces derniers, puis trouver le nombre dont le logarithme est la somme obtenue. Pour diviser deux nombres, faire la différence de leurs logarithmes, etc. C’est exactement ainsi que fonctionnaient les règles à calcul que certains d’entre nous (cela ne les rajeunit pas) s’échinaient à employer l’année du Bac.

À défaut d’être en application en terrasse des bistrots, le logarithme est à l’œuvre dans maints phénomènes naturels, à commencer par nos propres sens. Notre oreille, par exemple, est d’une incroyable sensibilité : les sons les plus forts que nous puissions entendre sans douleur développent une pression acoustique un million de fois plus grande que les plus faibles que nous puissions distinguer ! Pourtant, nous n’avons pas conscience de tels écarts. Nous observons d’ailleurs que deux voitures ne font pas deux fois plus de bruit qu’une, ni quatre que deux : en gros, quand on double les sources de bruit, le bruit perçu augmente de la même quantité. Bien que ce ne soit pas exact dans le détail, on peut dire que notre système auditif nous transmet le logarithme de la puissance sonore qu’il reçoit. C’est pourquoi le décibel, l’unité de puissance sonore, exprime le logarithme du rapport entre deux pressions sonores (soit la différence de leurs logarithmes).

Cela est également vrai quand on considère la hauteur du son. Un musicien aura la même impression quand on passe d’un do à un sol, puis du sol au ré : on ajoute un intervalle de quinte à chaque fois. Pour autant, la fréquence du son – le nombre de vibrations par seconde – aura été chaque fois multipliée par 1,5 : nous transformons un produit en somme, et notre perception des fréquences est logarithmique.

Une intervention des plus inattendues du logarithme donne lieu à un petit jeu que je vous conseille vivement d’essayer. Munissez-vous d’un atlas (ou trouvez une page Internet) donnant la population d’un grand nombre de pays ou de villes. Je mise un euro. Choisissez une ville au hasard et relevez sa population. Si ce nombre commence par 1, je gagne et vous me donnez cinq euros. S’il commence par un autre chiffre, vous gardez mon euro. Tentant, non ? A priori le chiffre 1 apparaîtra une fois sur 9, donc sur la durée je devrais y laisser ma (che)mise et vous pourriez y gagner une coquette somme… sauf que, comme vous l’observerez à vos dépens, le nombre choisi commence en fait par 1 dans trois cas sur dix ! Plus surprenant encore, cela marche aussi si vous regardez la surface d’un pays ou d’une ville : or, bien entendu, le nombre représentant cette surface n’est pas le même selon qu’on la mesure en kilomètres carrés ou en square miles. Cependant, que votre atlas soit européen ou américain, vous découvrirez que le même phénomène se produit. Cela marche également avec bien d’autres données telles que le nombre de personnes qui suivent chaque compte twitter, la distance des étoiles au soleil mesurée en années-lumière, le relevé des dépenses du gouvernement… Si vous pariez sur 1 en premier chiffre, vous gagnerez presque une fois sur trois !

Ce phénomène surprenant s’appelle la loi de Benford, et s’il reste assez mystérieux nous pouvons nous l’expliquer au moins sur quelques exemples. Beaucoup de phénomènes naturels ou humains produisent des nombres qui s’étalent sur une grande variété d’ordres de grandeur, et dont la fréquence est inversement proportionnelle à la taille : il y a beaucoup plus de petites secousses sismiques que de tremblements de terre, bien plus de villages que de grande villes… Dans un tel cas, il apparaît que que la probabilité qu’une mesure tirée au hasard soit inférieure à une certaine valeur augmente comme le logarithme de cette valeur ; la probabilité qu’elle soit comprise entre une borne minimale et une borne maximale est donc approximativement proportionnelle à la différence entre leurs logarithmes. Considérons par exemple une liste donnant la population des villes du monde. Cette mesure couvre relativement uniformément des ordres de grandeur très différents – de quelques dizaines d’habitants pour un hameau à plusieurs dizaines de millions pour les grandes métropoles. Extrayons maintenant de cette liste les villages dont la population est comprise entre 1000 et 9999 habitants. La chance d’y trouver un nombre commençant par 1 (donc compris entre 1000 et 1999) est approximativement égale à la différence ln(1999)-ln(1000), divisée par ln(9999)-ln(1000) ; ce rapport est d’environ 30%. Un résultat du même ordre peut être obtenu sur chaque ordre de grandeur représentatif : les populations entre 100 et 999 habitants, entre 10000 à 99999… dans chaque tranche on aura en gros trois chances sur dix de tomber sur un nombre commençant par 1, et on confirme donc bien la Loi de Benford.

N’essayez tout de même pas de parier là-dessus en utilisant des statistiques concernant la taille, le poids ou les performances sportives des athlètes : le domaine de valeurs en est bien trop resserré pour que le phénomène s’observe, et ce serait à vous de payer le logariasmó !

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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