La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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L’incertitude nécessaire
| 31 Mai 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

J’infléchis aujourd’hui le cours normal de ma chronique, car pour une fois l’actualité lui impose son tempo. Le gouvernement a très récemment décidé d’opérer une coupe dans le budget de la recherche publique, pour un montant de 256 millions d’euros (faut-il voir dans cette puissance de 2 un hommage involontaire aux informaticiens ?). Cette baisse brutale affecte en particulier de grands et prestigieux organismes de recherche tels que le CEA, le CNRS et l’INRIA, très reconnus au niveau international pour la qualité de leurs travaux ; mais elle aura des répercussions partout où la science se fait en France.

Certains chercheurs des plus reconnus ont déjà entrepris d’expliquer ce que de telles décisions impliquent sur le court et le long terme ; je n’apporterais rien à les paraphraser. Fidèle au choix de ne pas mâcher le travail du lecteur en introduisant des liens dans cette chronique – car le plaisir de la découverte est à mon sens amplifié par celui de la recherche –, je vous invite donc instamment à vous reporter à la tribune publiée dans Le Monde par sept prix Nobel et un médaillé Fields, Cédric Villani, ainsi qu’à la remarquable intervention de ce dernier sur le “8-10” de France Inter du 25 mai.

Trois éléments de cet épisode me paraissent cependant mériter un éclairage spécifique.

Tout d’abord, admettons-le : 256 millions d’euros de coupe budgétaire, nous n’avons pour la plupart pas la moindre idée de ce que cela représente. Est-ce une saignée à blanc ou un simple bobo ? Quel est d’ailleurs le budget alloué à la recherche publique en France ? Comment le comparer à d’autres dépenses de l’État ? Nous ne sommes pas équipés pour raisonner sur de grands nombres ; par ailleurs les pourcentages, nous l’avons vu, sont porteurs de leurs propres biais.

Une astuce utile est de rapporter ce genre de nombres à un budget que nous connaissons mieux – le nôtre. Le revenu médian d’un ménage français est de l’ordre de 30 000€ par an, soit 2500€ par mois. Si l’État était l’un de ces ménages, comment se répartiraient ses dépenses? Pour autant qu’un amateur bien peu averti des arcanes de la comptabilité publique puisse en juger, voici (à gros traits romancés) ce qu’il en est.

Sur les 2500€ nets qu’il touche par mois, notre ménage étatique rembourse en premier lieu 300€ d’intérêts d’emprunt (notons qu’il ne rembourse peu ou pas de capital – il doit s’agir d’une carte de crédit revolving). Il paie des impôts comme tout le monde – en l’occurrence à l’Union européenne et aux régions – et doit aussi rembourser un trop-perçu sur son salaire de l’année dernière (contrairement à la plupart d’entre nous, l’État se sert dans les caisses de son employeur, mais il doit rendre la monnaie) ; ce sont bien 370€ de plus qui partent. Il dépense ensuite 320€ pour l’éducation des petits qui sont encore à l’école, et 105€ pour le grand qui est à la fac. Le système d’alarme et le chien de garde coûtent tout de même près de 215€, c’est cher mais la tranquillité est à ce prix ; de plus comme tout le monde s’engueule dans cette maison c’est encore 125€ qui partent en conseil conjugal et en thérapie familiale de choc… on en passe. Pour les sorties culturelles et les livres, il ne reste pas lourd : un peu plus de 60€ par mois, dont la moitié est consacrée à l’abonnement au câble. C’est plus que ric-rac tout ça ; heureusement que l’Etat est propriétaire de son logement car il s’endette bon an mal an de 480€ par mois! Avec ça, il faut tout de même bien penser à l’avenir ; comme tous ses voisins du lotissement, l’État consacre quelques heures le dimanche à creuser des trous dans le jardin à la recherche du providentiel gisement d’or (laissons de côté le gaz de schiste) qui pourrait à terme lui garantir un revenu complémentaire. Il y consacrait un peu moins de 52€ par mois, mais vient de décider de se contenter de 50€. Cela paraît peu de choses, mais quand on pense que le riche voisin de droite vient justement d’investir dans un détecteur de métaux dernier cri, on peut se demander si c’est bien malin.

Arrêtons la métaphore ici, car nous en atteignons les limites. L’État ne peut ni ne doit être gouverné comme un ménage ; l’acceptabilité de sa dette, par exemple, dépend de qui la possède. Par ailleurs, et c’est le deuxième point qu’il me paraît essentiel de souligner, la recherche n’est pas une ressource comme les autres, dont on puisse ouvrir ou fermer le robinet selon les contraintes du moment. Ce ne peut en aucun cas être une variable d’ajustement. La recherche se mène sur le long terme, et tenter d’infléchir sa course trop brutalement peut faire caler le moteur. D’autre part, une coupe d’apparence minime peut entraîner par effet domino des conséquences bien plus importantes : c’est ce que l’on appelle une non-linéarité. Si je retire la touche ‘D’ de votre clavier, il vous en restera une grosse centaine mais vous perdrez beaucoup en productivité. De même, un projet en cours dont le financement n’est pas renouvelé cette année, un chercheur qui n’est pas recruté comme prévu, ce n’est pas un retard temporaire qui pourra être rattrapé l’année prochaine si la conjoncture le permet : c’est une chance qui ne sera peut-être jamais prise, un cerveau formé par l’État qui quittera la France pour Londres ou les Etats-Unis ; un futur brevet valorisé par d’autres ; une start-up qui naîtra ailleurs que chez nous. Le prestige international de notre école mathématique comme la compétence reconnue de nos concepteurs de logiciel ne viennent pas de nulle part, et rien n’est jamais acquis.

Un troisième et dernier aspect de cet épisode m’a particulièrement frappé. Dans son entretien, Cédric Villani raconte à quel point lui et ses pairs se sont sentis insultés quand des technocrates de Bercy leur ont expliqué que la recherche publique était mal gérée, un vrai bazar pour rester poli. On comprend sa douleur, et l’on peut aussi imaginer d’où provient l’attaque. Dans le monde lisse des énarques, la gestion est une action continue, infiniment ajustable, souvent quantitative de command and control. Les cycles de recueil de données, d’analyse, de recommandation, d’arbitrage et de mise en œuvre y sont bien formalisés. Il n’y a rien à redire à cela ; il n’est que trop facile de se moquer d’une administration à laquelle notre pays doit beaucoup. Mais la recherche, mais la science ne marchent tout simplement pas comme ça. On ne peut y penser en termes de retour sur investissement ou de rendement marginal. Il ne s’agit ici ni d’un caprice de diva irresponsable, ni d’une exception artistique revendiquée, ni d’un narcissisme corporatif : nous parlons d’une différence fondamentale de buts et de modalités. Gérer, c’est chercher à prédire les événements, à maîtriser les risques ; c’est exploiter au mieux ce que l’on connaît, en prenant une nécessaire distance macroscopique avec le concret afin de dessiner les grandes lignes d’une politique ; et c’est bien entendu indispensable. Mais faire de la recherche, c’est au contraire s’éloigner délibérément du connu, c’est rechercher l’ingérable, c’est achopper volontairement sur l’inattendu, le biscornu, le détail révélateur, le rapprochement fortuit ; c’est renoncer à la prédiction et prendre à bras le corps l’incertitude nécessaire, belle expression que je vole à Villani. Gérer l’investissement public en matière de recherche est d’une évidente nécessité ; cela n’a en revanche rien à voir avec la définition des programmes scientifiques et la création de leur contenu.

Or notre personnel politique et nos hauts fonctionnaires sont, pour la plupart, totalement ignorants en la matière. L’apprentissage par la recherche n’est pas une vue de l’esprit : soutenir une thèse, ce n’est pas seulement décrocher un diplôme de plus, c’est apprendre de l’intérieur, en la vivant, comment la science se développe. Combien de docteurs en sciences comptent pourtant notre haute administration et notre corps politique ? Angela Merkel, au moins, a soutenu une thèse en chimie quantique – décrochée magna cum laude, rien que ça.

Technocrates de Bercy et d’ailleurs, ne prenez pas votre maîtrise de la gestion budgétaire – si respectable et utile soit-elle par ailleurs – pour une maîtrise de ce qu’il y a derrières vos chiffres. Vous qui prétendez gérer les moyens de la science, ne donnez pas de leçons à ceux qui la font.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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