La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Kether et Calabi-Yau
| 22 Mar 2017

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Il est facile à l’esprit fort de se moquer sans merci des amateurs d’horoscope, de voyance, de martingales et de numérologie. On ne s’en prive pas toujours dans ces lignes, et il ne faut certes pas bouder son plaisir, mais évitons tout de même d’y céder au point de passer à côté de quelques aspects très profonds et respectables de la nature humaine qui se cachent derrière ces pratiques, et auxquels le scientifique n’échappe absolument pas plus qu’un autre (par ailleurs, un économiste du FMI qui se moque d’un astrologue, c’est à mon sens l’Hôpital Robert Debré qui se moque de la bande Velpeau – mais ceci est un autre sujet).

Et tout d’abord, où est le mal à chercher une explication simple et lisible au monde brouillon, imprévisible, encombré et globalement plutôt mal fichu qui nous entoure et dirige nos vies ? Tout le monde fait ça, et les théoriciens les premiers, qui privilégient partout l’élégance conceptuelle synonyme pour eux de simplicité et de symétrie. Les solides emboîtés de Platon offraient un modèle fort élégant du Cosmos ; les épicycles que nous avons mentionnés, quoique plus compliqués, s’appuyaient sur le cercle majestueux, parangon de toutes les symétries et qui se définit d’un nombre – ça vous a tout de même plus de gueule qu’une ellipse biscornue dont il faut en plus définir l’orientation et l’excentricité.

Certes, ces modèles sont grossièrement faux – ce que l’on ne pouvait savoir à l’époque – et nos théories modernes les remplacent avantageusement ; de plus, ces dernières font appel à des concepts très généraux, plus abstraits, certes, mais d’une grande élégance conceptuelle (il faudra bien un jour parler du théorème de Noether). Mais ne faisons pas trop les malins tout de même : avec son incroyable zoo sans cesse enrichi de particules élémentaires exotiques de plus en plus lourdes et évanescentes, le Modèle Standard de la physique des particules fera peut-être un jour partie des curiosités historiques au même titre que les manuels de transmutation alchimique ou la thériaque de Galien. Bon nombre de physiciens se demandent si nous regardons tout cela de la bonne façon ou si nous avons lâché à un moment la proie pour l’ombre.

Puis, n’oublions pas que qu’il n’y aurait pas eu d’astronomie sans astrologie, ni de chimie sans alchimie, ni de médicaments sans herboristes, ni d‘ailleurs de physique sans métaphysique – et que, comme l’histoire le démontre à profusion, la cuistrerie et l’aveuglement n’appartiennent à aucun camp.  Les liens entre ce que nous pouvons appeler spéculation et vraie science sont historiques, intimes, et la ligne de démarcation passe en chacun de nous comme elle passait chez Newton (alchimiste à ses heures), Luc Montagné (Prix Nobel de Médecine et défenseur des thèses controversées de Jacques Benveniste sur la mémoire de l’eau), ou Yves Rocard (père de l’autre, physicien de grand renom intéressé par les sourciers, ce qui lui coûta tout de même un fauteuil à l’Académie des Sciences).

La Kabbale, qui se définit comme une mathématique des sensations et paraît offrir un véritable arsenal combinatoire de manipulations symboliques, est précédée d’une réputation (qu’elle revendique d’ailleurs fièrement) d’hermétisme majeur, entretenue par un vocabulaire graphique bien à elle – voir quelques belles illustrations des Séfirots et ce joli Shiviti de protection. Certes, cela laisse le profane un peu rêveur. Mais que dire alors des spéculations des physiciens (certains parlant d’ailleurs de Kabbale quantique) quant à ce que la physique quantique peut bien vouloir nous dire du réel, à travers des formules telles que  ih ∂ Ψ / ∂ t =   – h2/2m (∂2 /∂x2 + ∂2 /∂y2 + ∂2 / ∂z2) Ψ   + V.Ψ ? Que dire des variétés topologiques invraisemblables de la Théorie des cordes (comme cette variété de Calabi-Yau) ?

Le fait est : plus nous en savons sur l’univers, moins nous le comprenons réellement, et rien ne dit que nous pourrions même jamais le comprendre. Si vous vous souvenez de Woodstock, disait-on, c’est que vous n’y étiez pas ; Richard Feynman, lui, a fameusement déclaré : « Si vous croyez comprendre la mécanique quantique, c’est que vous ne la comprenez pas ». Comment alors blâmer ceux qui explorent d’autres voies ?

Est-ce à dire que tout cela se vaut ? Sur le plan éthique oui, car il n’y a aucune valeur morale ou même intellectuelle qui distingue la science de la non-science. En revanche, tout n’est bien sûr pas équivalent à tout : faire de la science, c’est appliquer un certain nombre de règles – empirisme, théorie falsifiable, primauté de l’expérience, reproductibilité des résultats -, et prétendre faire de la science quand on n’en fait pas, c’est tout simplement de la fraude. Or la science, il faut bien le reconnaître, ça marche vraiment pas mal, et la tentation est donc grande pour les charlatans de s’y raccrocher pour bénéficier de son aura de réussite. À ceux-là, il convient de rappeler que la citoyenneté scientifique comporte plus de devoirs que de droits.

Mais les vrais penseurs, les vrais philosophes, les vrais érudits n’ont pas besoin de béquille pseudo-scientifique. La physique quantique, c’est de la science, même abstruse et interdite au commun des mortels ; son interprétation en termes de réalité, c’est de la métaphysique, qui n’est pas moins respectable si elle n’obéit pas aux mêmes critères. Des esprits parmi les plus grands montrent cette inclination métaphysique, ce besoin d’une explication du réel et de son pourquoi que la science seule ne nous donnera sans doute jamais. Parfois, et souvent grâce à leur travail, notre regard change et certains pans mystérieux du monde peuvent soudain s’éclairer par la science ; nul ne devrait penser pourtant que c’est la seule voie d’accès à la réalité.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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