La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 08 Nov 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Comment reconnaît-on un logicien ? C’est celui qui, quand on lui demande s’il prendra du fromage ou un dessert, répond oui. C’est aussi celui qui croit fermement – non, qui sait en toute certitude – que s’il gelait en enfer les poules auraient des dents.

Car le logicien, ironiquement, parle une langue bien différente de la nôtre (et qu’il considère souvent comme seule langue des dieux), alors même que sa science a pour objet la description du monde et le raisonnement sur le monde par le langage, la parole : le logos.

Descendons un peu dans les étages inférieurs de l’immense tour mathématique qui culmine dans la stratosphère de la géométrie algébrique et de la topologie avancée. Délaissons le rez-de-chaussée, le prestigieux hall d’entrée de l’hôtel Aleph, où nous attendent les géants de l’arithmétique, la théorie du nombre, dont pour beaucoup tout ou presque est issu. En sous-sol, moins fréquenté par la clientèle, on trouvera les fondations de l’édifice, ce par quoi tout tient : la logique mathématique.

La mathématique raisonne sur des objets arbitraires, seule création de l’esprit humain, dont le rapport avec le concret peut ou non nous sembler évident, à supposer même que l’on se pose la question. La logique, elle, fait preuve d’une ambition que l’on peut penser démesurée : son objet est le monde, l’univers entier des choses et des idées, et les vérités que l’on peut en connaître. Elle dicte les règles du raisonnement ; sans elle point de vérité indiscutable. Tout objet, tout concept doit se soumettre à sa férule. Le langage des mathématiques mêmes, y compris celui de la logique, n’échappe pas à la mise en abyme que lui impose sa fille surdouée, la metamathématique (sans accent sur meta, please, c’est du grec).

L’histoire de la logique est longue, prestigieuse quoique peu connue, et son rapport plutôt conflictuel avec les humains ordinaires que nous sommes repose sur un malentendu millénaire : car s’il n’existe pas plus d’homo logicus que d’homo economicus, et qu’il est facile de soupçonner la logique de vouloir nous faire raisonner comme des ordinateurs, son but et sa beauté ne sont pas, au tout au moins plus, ceux-là.

La fascination est universelle pour la vérité et les moyens de l’obtenir par le raisonnement ; la quête du raisonnement juste est de tous les pays et de toutes les époques. Notre héritage occidental est celui d’Aristote et Euclide, mais bien d’autres en Chine ou en Inde ont développé des systèmes de raisonnement. Le grand philosophe et mathématicien Leibnitz, à qui nous devons le terme de fonction ainsi qu’une bonne partie de la notation mathématique moderne, rêvait encore, à l’orée du XVIIIe siècle, d’un langage dans lequel seule la vérité pourrait s’exprimer sans faute de grammaire. Espoir définitivement clos au début du XXe siècle par les résultats d’incomplétude de Kurt Gödel, dont nous avons déjà fait une première et brève rencontre. Les fondations de la tour mathématique, comme le réseau invisible des racines d’un arbre, sont profonde et foisonnantes. Il y a bien là matière à quelques chroniques, au cours desquelles nous pourrons aussi croiser quelques personnages incroyables tels que le logicien Raymond Smullyan, celui dont les livres, s’ils ne vous rendront pas fous, s’y attachent avec brio.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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