La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Vers l’infini et au delà
| 13 Sep 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Le flocon de von Koch nous ayant servi d’amuse-gueule fractal, nous sommes à présent prêts pour le plat de résistance : le bien connu mais toujours fascinant ensemble de Mandelbrot. S’il n’existait qu’une fractale, ce serait celle-là.

Avant toute chose j’invite le lecteur ou la lectrice, toutes affaires cessantes, à prendre le temps de regarder au moins en partie (et en mode plein écran de préférence) cette extraordinaire vidéo, choisie parmi bien d’autres, qui lui fera explorer l’incroyable complexité et la beauté sans cesse renouvelée de cet objet :

En l’espace d’un quart d’heure, notre regard contemple de loin l’ensemble de Mandelbrot puis s’y plonge en un zoom étourdissant, nous faisant découvrir une floraison infinie de détails, de variations, de figures biologiques cachées, d’amas galactiques infinitésimaux, d’efflorescences organiques… tous dissimulés dans la structure mathématique sous-jacente, toujours familiers, jamais monotones, toujours d’une délicatesse arachnéenne, et dont chacun est un monde infini à explorer.

Qu’il soit ou non possible à un être humain d’appréhender l’infini, c’est bien en explorant l’ensemble de Mandelbrot qu’on peut s’en approcher le plus. La vidéo en question offre un zoom de 10 puissance 227 ; c’est-à-dire que l’échelle initiale sous laquelle nous regardons notre fractale est multipliée, à la fin du plongeon, par 10 suivi de 227 zéros. Gigantesque est un mot bien faible pour décrire ce changement d’échelle. L’image initiale de l’ensemble de Mandelbrot sur cette vidéo mesure un centimètre environ. Sa taille est multipliée par dix environ toutes les 6 secondes (ce rythme semble s’accélérer par la suite) et déborde de l’écran en moins de dix secondes ; à partir de là nous ne le voyons plus en entier. Il continue cependant de grandir hors champ et atteint un mètre à la dix-huitième seconde. Cela s’emballe par la suite, selon la bonne habitude de notre vieille amie l’exponentielle. Au bout de trente secondes, la surface de l’ensemble complet est celle de Paris ; en moins d’une minute il atteint la taille de la Terre ; douze secondes après, celle du soleil ; à une minute et demie il occupe toute l’orbite de Neptune ; en deux minutes vingt il a atteint la taille de notre galaxie ; et au bout de trois minutes l’ensemble de Mandelbrot est plus grand que l’Univers observable… après quoi il reste 13 minutes à tuer ! Et pendant tout ce temps nous observons une minuscule portion de cet espace, empli de détails d’une délicatesse éternellement renouvelée. Si ce n’est pas une leçon d’humilité, je ne sais pas ce qui en est une.

Un aspect proprement magique de cette fractale, c’est que sa définition est d’une grande simplicité, et qu’elle ne fait aucunement appel à une procédure récursive qui pourrait justifier son auto-similarité. L’immense complexité cachée dans cette structure, les formes presque organiques ou cosmologiques incroyablement naturelles qu’elle recèle semblent surgir de nulle part, car la formule ou le programme construisant l’ensemble de Mandelbrot ne demandent que quelques lignes. Cette complexité, à la frontière de l’ordre ennuyeux du flocon de von Koch et du désordre induit par un hasard complet, émerge en fait de ce qu’on appelle en math un mode chaotique.

La définition formelle de l’ensemble de Mandelbrot nécessiterait d’utiliser les nombres complexes, dont nous parlerons sans doute un jour ; mais nous pouvons nous en passer ici. Nous pouvons en effet construire n’importe quel point de l’ensemble de Mandelbrot avec une feuille de papier (infiniment lisse et arbitrairement grande), un crayon (infiniment fin), une calculatrice de poche, un rapporteur et une règle (tous trois infiniment précis).

Voici comment. Marquons le point au centre de la feuille, que nous marquons de la lettre O (ou, pour le lecteur mathématicien, du nombre zéro). Nous décidons de travailler avec une unité de longueur, mettons, de dix centimètres. Choisissons maintenant un autre point quelconque T sur la feuille ; nous voulons savoir si ce point cible appartient ou non à l’ensemble de Mandelbrot. Pour cela nous traçons d’abord le segment entre le point du centre, O, et le point cible T. Avec le rapporteur et la règle, nous mesurons l’angle A que fait ce segment avec l’horizontale et sa longueur exacte L, que nous gardons de côté pour pouvoir les réutiliser plus tard.

Nous allons ensuite construire, à partir de T, une série de points. Si tous ces points restent dans une même zone de la feuille, alors T appartient à l’ensemble de Mandelbrot ; s’ils dérivent vers l’infini, de plus en plus loin du centre de la feuille, ce n’est pas le cas.

Partant d’un point P de la suite (dont le premier est T lui-même), on obtient son successeur Q de la manière suivante. Tracez le segment entre O et P ; repérez son angle avec l’horizontale et sa longueur. Tracez un autre segment partant de O, dont l’angle avec l’horizontale est deux fois plus élevé (vers le haut ou vers le bas), et dont la longueur (en unités de mesure de 10 cm) est le carré de la longueur du segment précédent. A partir de l’extrémité de ce nouveau segment, reportez un autre segment dont l’angle avec l’horizontale est l’angle A que nous avions noté, et dont la longueur est la longueur L que nous avions notée. Le point à l’extrémité de ce nouveau segment est Q, le successeur de P. Si la distance entre O et Q est plus grande que 2 unités de mesure, soit 20 cm, alors nous pouvons prouver que son successeur en sera encore plus loin ; T n’appartient pas à l’ensemble de Mandelbrot et nous nous arrêtons là. Sinon nous continuons et calculons le successeur de Q de la même manière. Si l’on peut continuer ainsi à construire des points à l’infini, alors T fait partie de l’ensemble de Mandelbrot et nous pouvons le marquer en noir sur la feuille. En revanche, si l’un des points de la suite qu’il engendre atteint une distance supérieure à 20 cm du centre, nous allons colorer le point T avec une couleur qui dépendra du nombre de points de la suite trouvés avant celui-ci. C’est ce qui crée les motifs colorés de la vidéo (il faut malheureusement constater que les développeurs de logiciel n’ont pas toujours un sens des couleurs irréprochable ; la vidéo que j’ai choisie est l’une des plus réussies esthétiquement à mon sens).

Dans tous les cas nous pouvons effacer tous les segments et les points que nous avons construits pour T avant de passer à un autre point cible, typiquement un autre pixel de l’écran.

Vous trouvez peut-être qu’il y a quelque chose qui cloche dans cet algorithme. Pour décider qu’un point cible appartient à l’ensemble de Mandelbrot et le colorier en noir, il faudrait prouver que la suite de points qu’on en déduit ne s’éloigne jamais du centre : mais comment faire cela sans calculer une infinité de points ? Vous avez raison, c’est impossible. L’algorithme ne calculera en fait que des suites de points d’une taille limitée, disons quelques centaines, et décidera que votre point cible appartient à l’ensemble de Mandelbrot si cette suite ne diverge pas avant la fin. Plus l’on calcule de points et plus cette approximation est précise, mais plus cela coûte cher – d’autant qu’il faut effectuer des calculs avec une précision arbitrairement grande. C’est pourquoi le programme qui calcule une vue de l’ensemble de Mandelbrot, s’il ne nécessite que peu de lignes de code, consomme une importante quantité de temps de calcul.

Ce qui fait la complexité de l’ensemble de Mandelbrot, c’est en particulier sa non-linéarité. Si l’on considère deux points cibles très proches l’un de l’autre, chacun d’eux va engendrer une suite de points qui seront de plus en plus éloignés les uns des autres, ou qui pourront se rapprocher comme par hasard. Bien que l’algorithme pour chaque point cible soit parfaitement déterministe – il nous dit quoi faire avec une parfaite précision –, en réalité le moindre petit changement dans les coordonnées du point cible choisi peut donner un résultat complètement différent. C’est pourquoi nous retrouvons régulièrement, au cours du zoom, des zones noires intriquées avec des zones de couleur. Il est d’ailleurs remarquable d’observer que cet ensemble est tout d’une pièce (le mot savant est connexe) : les zones noires sont toujours reliées les unes aux autres par de fins canaux, souvent invisibles.

Tout comme le flocon de von Koch, mais avec tellement plus de variété, l’ensemble de Mandelbrot crée une courbe infinie autour d’une surface finie. Il s’offre surtout à d’étonnantes représentations et à des variations infinies, que je vous laisse continuer d’explorer…

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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