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Propositions délicates
| 22 Nov 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Le Logos doit s’aborder humblement, par les bases. La logique se veut descriptive du monde et comptable du raisonnement sain : elle se doit donc avant tout de proposer une manière de décrire le monde, les objets et les concepts qui l’intéressent, avant de pouvoir fonder des raisonnements. C’est ce qu’on appelle une ontologie, la description de ce qui est ; le terme, d’abord philosophique, a depuis peu trouvé une deuxième jeunesse dans les technologies fort actuelles du web sémantique.   

Pour le logicien comme pour bien des philosophes, un objet du monde – matériel ou spirituel – n’est connaissable que par les propriétés qu’il offre à observer ou ses relations avec d’autres objets. Le reste, l’essence peut-être, n’est pas accessible à l’observation ni au raisonnement logique.

Le logicien va donc décrire une entité en lui assignant des propriétés. On appelle un tel énoncé une proposition. Par exemple, Socrate est un homme. Socrate est ici un nom, arbitraire, qui désigne une entité précise mais fondamentalement inconnue dont nous ne savons que ceci : si l’on en croit la proposition, Socrate vérifie la propriété d’être un homme (quoi que cela puisse vouloir dire). Une écriture plus mathématique de cette proposition serait Homme(Socrate). Homme est ici ce que l’on appelle un prédicat ; un prédicat exprime une affirmation portant sur son ou ses arguments (ici l’entité appelée Socrate). La proposition résultante, que Socrate est un homme, est soit vraie soit fausse (encore que, on le verra, ce ne soit pas aussi simple que cela dans certaines formes exotiques de logique).

De la même manière, je pourrais affirmer que Jules est ami avec Jim (que  cela soit vrai ou non) en utilisant une proposition comme Ami(Jules,Jim).

Le logicien peut ensuite construire des propositions plus complexes en assemblant des propositions simples à travers ce qu’on appelle des connecteurs logiques. Par exemple, il peut énoncer une proposition affirmant que Socrate est un homme et que Socrate est aussi Grec ; nous pourrions l’écrire mathématiquement Homme(Socrate) ∧ Grec(Socrate). Ce symbole en chapeau pointu, , est un connecteur appelé et logique. Sa définition est que, quelles que soient deux propositions P et Q, P Q est vrai si et seulement si P est vrai et Q est vrai.

Jusqu’ici, rien que de bien extraordinaire ; il faut toutefois garder en tête que le connecteur est un symbole de la logique, qui s’emploie dans les propositions et sur lequel on peut raisonner, alors que le mot Français et est un outil de langage et de raisonnement fort utile mais qui reste lui hors d’atteinte de la logique. Cette distinction est d’autant moins anodine que dans bien des cas notre utilisation naturelle de la conjonction et ne colle pas, mais alors pas du tout, à l’interprétation qu’en ferait la logique. Si vous êtes propriétaire d’une chaîne de magasins et que je vous demande combien vous possédez de boutiques à Paris et à Lyon, il y a bien des chances que vous me donniez le nombre global des boutiques que vous avez dans ces deux villes. Le logicien, lui, et dans certains cas la base de données informatique, vous répondra zéro sans la moindre hésitation. En effet un magasin peut être situé à Paris ou à Lyon, mais jamais les deux à la fois ; vous n’en avez donc aucun qui soit dans ces deux villes. Si vous me dites que vous avez de nombreux amis Français et Chinois, je n’imagine pas que vous ne pensiez qu’à ceux qui ont la double nationalité : le logicien, si.

Voici une première brèche au sens commun, et ce ne sera pas la seule. Un autre connecteur logique fort utile s’appelle le ou logique ; il permet d’affirmer que Socrate est mort ou vivant, ce que l’on écrit : Mort(Socrate) ∨ Vivant(Socrate). Attention : il s’agit ici d’un ou inclusif. La proposition ∨ Q est vraie, par définition, dès que l’une des deux propositions P ou Q est vraie (ou que les deux le sont). Elle n’est fausse que si les deux propositions sont fausses. Il faut, là encore, ne pas confondre ce connecteur logique, dont la définition est aussi précise que possible, avec notre conjonction ou, qui se prête à de nombreuses subtilités. Si vous demandez à un logicien, sur la foi des propositions qui précèdent, si Socrate est mort ou vivant, il vous répondra oui. Il n’en dira pas plus (et il n’en sait en l‘occurrence pas plus). Ce n’est pourtant sans doute pas ce que vous aviez en tête.

Si cela vous trouble, attendez le connecteur suivant. On l’appelle implication logique, et il permet d’affirmer que si Socrate est un homme, alors il est mortel ; on écrira ceci Homme(Socrate) ⇒ Mortel(Socrate). La définition de ce connecteur est simple mais elle défrise. La proposition P ⇒ Q est vraie si Q est vrai ou si P est faux ; elle n’est fausse que dans le cas où P est vrai et Q est faux. Par exemple, si je pouvais prouver que Socrate est immortel et que c’est un homme, l’implication logique précédente serait battue en brèche.

Ce qui a le plus troublé d’innombrables générations d’étudiants, cependant, c’est que si un fait est faux, archi-faux, alors par définition il implique absolument n’importe quoi, dans ce sens logique. Si Socrate était immortel, alors Trump serait un moine trappiste (on aimerait bien) mais il serait aussi président élu des États-Unis (on aime moins). Si les démagogues volaient, Trump serait chef d’escadrille : ce n’est pas (seulement) mon opinion, c’est un fait avéré que tout logicien se doit d’admettre (uniquement dans la mesure où l’on peut affirmer sans ambiguïté que les démagogues ne volent ni ne voleront jamais, du moins en ce sens). On voit bien, là encore, la distance entre l’implication logique et notre si… alors… familier.

Un autre connecteur logique, qui lui ne présente aucun piège à notre intuition, est le non logique ou négation. Il permet d’exprimer que Socrate n’est pas un chien : ¬ Chien(Socrate). La négation d’une proposition est vraie quand cette proposition est fausse, et vice-versa.

Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’entités précises, telles que Socrate, Jules et Jim. Mais la logique s’intéresse aussi (et surtout) à des propriétés plus générales, portant sur des populations d’entités. Nous aimerions bien, par exemple, exprimer que tout homme est mortel, et pas seulement Socrate.

Pour cela, la logique utilise des noms génériques, des sortes d’inconnues, qui représentent chacune une entité donnée mais non précisément identifiée. On utilise des symboles tels que X, Y… pour les désigner. Une proposition peut alors faire référence à une variable plutôt qu’à une entité précise ; on pourrait écrire Homme(X) pour affirmer le fait (vrai ou faux) qu’une certaine entité X – à préciser – est un homme.

Quand un énoncé logique contient de telles variables, on peut le quantifier, pour dire qu’il est vrai tout le temps – pour toutes les entités possibles – ou bien seulement parfois – pour au moins une entité. Ainsi, je peux exprimer l’affirmation que tout homme est mortel comme suit: ∀X Homme(X) ⇒ Mortel(X). Ce A renversé, appelé quantificateur universel, signifie quel que soit ou pour tout. J’affirme que quelle que soit une entité X, si X est un homme (quand la proposition Homme(X) est vraie), alors X est mortel (la proposition Mortel(X) est également vraie).

Je peux aussi affirmer, si j’y crois, qu’il existe un Dieu immortel. Je l’écrirai ainsi : ∃X ¬Mortel(X). Ce E renversé s’appelle le quantificateur existentiel, et se lit il existe. Il affirme l’existence d’une entité (au moins) pour laquelle la proposition quantifiée est vrai ; ici, j’affirme qu’il existe au moins une entité qui n’est pas mortelle.

Nous pouvons utiliser les connecteurs, variables et quantificateurs pour exprimer des propositions bien complexes et inventer de nouveaux prédicats. Un solitaire, par exemple, est un homme sans ami. Je peux définir ce prédicat ainsi: Solitaire(X) =  ¬(∃Y Ami(X,Y)). Cet énoncé en apparence cryptique se lit en fait très bien : un solitaire X est une entité pour laquelle il n’est pas vrai qu’il existe une entité Y dont X est l’ami. 

Arrêtons-nous là pour l’instant. Nous savons maintenant exprimer un certain nombre de propositions et les articuler entre elles par des connecteurs logiques. Nous pourrons ensuite explorer les raisonnements dont ces propositions peuvent être l’objet.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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