La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Transcendance
| 22 Fév 2017

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Les maths entretiennent un rapport de toujours avec le transcendant – plus qu’avec le divin en soi, avec lequel il ne se confond pas. Le lecteur érudit me corrigera peut-être, mais il ne semble pas, en effet, que la philosophie aristotélicienne du Nombre ait beaucoup fait intervenir les dieux de l’Olympe, lesquels pour leur part ne sont guère férus de mathématiques, occupés qu’ils sont à leurs guerres et amours bien humaines. C’est aussi que, de transcendance, ils n’en montrent guère, ces querelleurs habitants du Panthéon, comme nous limités en vertu et en pouvoir – même Zeus, qui fait parfois le ménage, ne peut rien contre le Destin. Ces dieux-là héritent de notre finitude, de notre médiocrité même, et c’est pourquoi ils ne posent guère de questions auxquelles nous ne puissions répondre sans maths.

Le nombre, certes, occupe alors comme aujourd’hui une place de choix au sein des techniques de méditation et de prière, dans l’établissement des rites, dans leur symbolique même. On détermine le solstice, on calcule des fêtes mobiles au cycle de la Lune ; on prédit des apocalypses aux dates bien quantifiées, des auspices favorables, et le tournant du millénaire nous fait peur. On fait dire des neuvaines. On égrène des chapelets. Le dualisme est construit sur un nombre, comme la monade. Trois est un nombre sacré ; sept également, et que dire de six-cent-soixante-six? On manipule l’arithmétique binaire des bâtons du Yi-King, tâche propice à la disponibilité d’esprit qui nous  permettra d’en recevoir les enseignements poétiques, et l’on calcule gaiement son chemin de vie par l’une ou l’autre méthode de numérologie express, ce qui revient après tout moins cher qu’un horoscope personnalisé. Mais le nombre, ici, accompagne l’humain dans sa recherche, lui sert de repère et de mantra ; il ne prétend guère à plus.

Vient le monothéisme, et là c’est autre chose. Plus de contre-pouvoir à ce dieu qui devient Dieu, plus de limite ; l’infinitude érigée en définition : voici que l’esprit chavire et cherche de nouveaux outils pour appréhender l’inconcevable.

Il ne s’agit plus seulement d’énumérer toutes les permutations de lettres de la Torah – avec répétitions, s’il vous plaît – afin de déterminer les Noms Cachés de Dieu : pour inhumaine qu’elle soit, la tâche n’en est pas moins potentiellement envisageable, du moins si le proton est stable et l’Univers éternel. Il s’agit de bien plus : apprivoiser l’infini même. Et c’est ici que les vrais problèmes commencent.

Ils commencent avec le paradoxe de l’omnipotence, discuté sous diverses formes de Thomas d’Aquin à Descartes et au-delà. Dieu étant omnipotent, peut-il créer une pierre si lourde qu’il ne puisse la soulever lui-même ?

L’affaire est sérieuse, car Dieu est omnipotent de par sa définition même : limiter la puissance de Dieu, ce serait nier son existence. Nous voilà bien embêtés. Car si Dieu peut effectivement créer une pierre qu’il ne puisse soulever, et s’il peut par ailleurs soulever toute pierre, nous sommes en pleine contradiction logique. Qu’en penser ?

Thomas d’Aquin semble un peu reculer devant l’obstacle : Dieu peut tout faire sauf se contredire lui-même. Il peut créer une pierre, ou pas, mais il ne créera pas une pierre qu’il puisse soulever tout en étant incapable de le faire. Cette non-contradiction participe même de la perfection de Dieu. Soit, mais ce n’est pas entièrement satisfaisant, tout de même : cette pierre, elle existe (conceptuellement) ou pas ? Nous n’en saurons guère plus.

Descartes, lui, écarte avec désinvolture la difficulté : certes, l’omnipotence de Dieu aboutit à une contradiction logique, mais qui a dit que Dieu devait être soumis aux lois de la logique ? S’il est omnipotent, il fait bien ce qu’il veut, et par définition même la logique ne saurait le limiter en rien. Bien entendu, quand on a dit cela, on a pour toujours éliminé la possibilité de réfuter l’existence de Dieu – l’affirmation qu’il existe ne saurait être niée par aucun ensemble d’axiomes soumis à la logique mathématique, et ne fournit donc aucune prédiction ; mais le vrai croyant n’en a de toute façon pas besoin.

Si cela vous laisse insatisfait, attendez la suite. Car, au-delà du débat théologique sur le libre arbitre des anges (dont l’homme se différencierait sur ce point selon certains), se pose carrément la question du libre arbitre de Dieu. Dieu est en effet infiniment bon ; peut-il pourtant faire le mal ? S’il ne le peut, il n’a pas son libre arbitre, et il n’est pas omnipotent. Bien donc : Dieu peut faire le mal mais, étant infiniment bon, ne le souhaite jamais. Sauf que Pie X va plus loin dans son catéchisme : du fait de son infinie bonté, Dieu ne peut pas vouloir le mal. Ce n’est pas seulement qu’il ne le veuille pas : il ne peut pas le vouloir. Et l’omnipotence dans tout ça ?

Il semble en tout état de cause, et de l’aveu même des autorités compétentes, que l’infinie bonté et l’infinie puissance aient quelques difficultés à cohabiter conjointement avec l’axiome de non-contradiction. Ou, si l’on préfère, que la logique ne soit qu’un piètre outil dans la situation présente.

Essayons-la donc sur autre chose ; à savoir l’existence de Dieu. Si nous refusons de jeter comme Descartes le principe de non-contradiction par-dessus les moulins, pourrions-nous trouver un système d’axiomes convaincants nous permettant de conclure à l’existence ou à l’absence de Dieu ? De grands esprits s’y sont essayés dès le sixième siècle ; Descartes s’y retrouve, et Spinoza. En substance, l’argument dit ontologique tient en un syllogisme (notre bon vieux modus ponens) : l’existence est un attribut de la perfection ; or Dieu est parfait ; ergo, Dieu existe. Une autre version, due à Spinoza, résonne délicieusement aux oreilles d’un tenant de l’interprétation des mondes multiples en physique quantique : ce qui n’a nulle raison de ne pas exister existe nécessairement ; or Dieu n’a pas de raison de ne pas exister ; donc Dieu existe.

Il est intéressant de constater que l’on peut construire des arguments similaires aboutissant à la conclusion opposée. Par exemple (je me lâche) : n’existe que ce qui doit exister du fait d’une cause antérieure ; or Dieu, étant éternel, ne peut avoir de cause antérieure ; donc Dieu n’existe pas. Pas mal, mais la physique quantique justement met à mal ma première prémisse.  Peut-être ceci : n’existe que ce que Dieu a créé ; Dieu, étant éternel, ne s’est pas créé lui-même ; donc Dieu n’existe pas. Mmm, pas terrible, car Jésus est engendré et non pas créé, et de même nature que le Père : ma première prémisse ne résistera pas à l’examen.

Abandonnons donc la logique à son triste et agnostique sort. D’autres domaines des maths peuvent-ils nous aider ? Ceci nous ramène à une homérique discussion avec une prof de Français concernant le pari de Pascal. Pour mémoire : s’il faut choisir de croire ou non, la rationalité impose de croire. En effet, même s’il y a peu de chances a priori que Dieu existe, le gain à tirer de ce pari si l’on gagne est infini (une éternité de béatitude en Paradis), contre un enjeu somme toute bien faible si l’on perd (un peu de frustration de son vivant). Le gain possible à nier l’existence de Dieu, à l’inverse, est fini (une courte vie sans états d’âme) mais le risque infini (la damnation). Les probabilités sont donc avec Dieu, et tous les gagnants auront tenté leur chance.

Cet argument est bien sûr sujet à de nombreuses critiques d’ordre moral et théologique (peut-on choisir de croire ? Dieu se satisferait-il d’un croyant par calcul ? ). Mais qu’en est-il des maths ?

En premier lieu, elles renoncent à convaincre l’incroyant actif. Si, en tant qu’athée convaincu, j’accorde une probabilité strictement nulle à l’existence de Dieu, alors multiplier zéro par l’infini pour calculer mon espérance de gain au Pari de Pascal ne me donne… rien du tout. C’est ce que l’on appelle une forme indéterminée. En maths, une façon d’appréhender l’infini est d’étudier des suites de nombres indéfiniment croissantes : le nombre de rang N+1 est toujours plus grand que celui de rang N. Étudier le comportement de cette suite quand N devient arbitrairement grand est une façon d’appréhender l’infini par approximations successives, et sous certaines conditions on peut ainsi mener des calculs valables. Dès lors, on peut vouloir étudier ce que devient le produit de deux suites de nombres, dont l’une se rapproche de zéro et l’autre grandit indéfiniment : cela pourrait nous renseigner sur la nature de ce produit de zéro par l’infini. Hélas, selon les suites que nous considérerons, on peut obtenir absolument n’importe quel résultat : zéro, l’infini, n’importe quel nombre fixe, voire une fluctuation incessante de valeurs.

Si, en revanche, je suis un agnostique soumis au doute métaphysique, les maths peuvent me guider – mais leur recommandation est pour le moins surprenante.

Supposons que j’aie des raisons de croire à l’existence de Dieu me permettant d’estimer une probabilité a priori d’existence – disons que je lui accorde une chance sur dix ou sur cent d’exister. Dans ce cas, Pascal tient effectivement quelque chose et j’ai intérêt à croire.

Reste dans ce cas à déterminer laquelle des religions monothéistes adopter, car elles présentent toutes le même argument. Un problème additionnel se pose alors : si je choisis de croire en Dieu mais en pratiquant la mauvaise religion, je risque de transformer mon gain en perte, et de me retrouver en enfer au lieu du Paradis ! L’enjeu est d’importance.

Supposons maintenant que deux courants religieux s’opposent. L’un, plus tolérant et œcuménique, promet le Paradis à tous les vrais croyants, mais l’assure aussi aux brebis égarées qui auront choisi le seul Dieu mais le mauvais rite : après quelques siècles de remise à niveau en purgatoire, elles retrouveront elles aussi le Paradis. L’autre courant, plus brutal, réserve le Paradis aux seuls adeptes de la vraie foi et promet l’enfer à tous les autres (on notera que le pauvre athée, dans tous les cas de figure, est bien mal parti). Si Pascal m’a convaincu de choisir de croire, et donc d’adopter l’un de ces courants, lequel devrais-je choisir ?

La triste vérité est que je dois rationnellement adopter la religion la plus intransigeante. En effet, si c’est elle qui raison, j’ai droit au Paradis ; mais même si elle a tort, je ne perdrai qu’un temps fini en purgatoire avant de retrouver les élus pour l’éternité. À tous les coups j’y gagne. À l’inverse, adopter la variante plus tolérante me fait prendre un risque grave en cas d’échec, une infinité de souffrance en enfer, sans gain additionnel en cas de réussite du pari. Il n’y a pas à hésiter.

Si, rendus à ce point, vous sentez comme une démangeaison morale, vous êtes en bonne compagnie. Il semble opportun d’arrêter les frais, de rendre à César ce qui est à César, et de chercher ailleurs les voies de la transcendance : les maths ont tant d’émerveillement à offrir en elles-mêmes !

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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