La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 29 Nov 2020

Nouvelles d’un monde ancien. Qui rit ici ? Qui pleure là-bas ? Personne, tout le monde, vous peut-être. Une semaine sur deux, une nouvelle pour en rire ou en pleurer.

Edward Hopper, Le phare sur la colline, 1927

Un bruit de chute me réveille. C’est Olivier qui vient de se vautrer en descendant dans le carré. Il fait nuit noire, le bateau danse sur une houle confuse comme un éléphant ivre, et mon ami se met à lâcher une bordée de jurons tout à fait inédits dans sa bouche. Je me redresse sur ma couchette :

— C’est déjà l’heure ?

— Oui, c’est l’heure. Merde, je crois que je me suis pété un doigt, putain de chierie de merde !

Il est l’heure de prendre mon quart, trois longues heures à la barre, et je crois que je préférerais être pendu. Le vent hurle, la mer est grosse, le froid polaire : quelle idée de vouloir traverser la Manche en plein mois de décembre ! Le projet m’avait paru amusant il y a deux mois à Paris devant une bière, un peu déraisonnable hier midi au moment de quitter le port de Paimpol sous un grain de neige, totalement absurde cette nuit alors que j’entreprends de m’extraire d’un sac de couchage humide pour enfiler une veste de quart encore trempée.

Olivier m’avait dit, tu verras, passer Noël en mer c’est génial, ça change des bûches et des sapins. J’avais immédiatement pensé au beau poème de Stevenson, Christmas at Sea, l’histoire d’un marin dont le bateau, un matin de Noël, manque de sombrer au pied d’une falaise sur laquelle est perchée la maison de ses parents. « Et je savais ce qu’ils disaient de moi, de l’ombre sur la maison et sur le fils qui est parti en mer ». J’avais accepté avec enthousiasme, un enthousiasme tout de même un peu inquiet.

Dehors, c’est un cauchemar. Les rafales couchent le bateau à intervalles plus ou moins réguliers, les traînées phosphorescentes des lames autour de nous dessinent comme un cercle de l’enfer. Le dernier paquet de gâteaux est tombé dans l’eau qui stagne au fond du cockpit, il flotte près du mug de thé que m’avait préparé Olivier et dans lequel je n’aurai même pas eu le temps de tremper les lèvres. Quel crime ai-je donc commis pour mériter ça ?

— Tu vois là-bas, les lumières blanches, c’est une flottille de chalutiers, m’explique Olivier. Fais gaffe, on ne sait jamais où ils se dirigent, ils pourraient revenir vers nous d’une minute à l’autre. Sur tribord, au loin, les deux lumières rouges, ça doit être des cargos. Ils passeront largement devant nous je pense. On devrait entrer dans le rail d’ici une heure ou deux, tu me réveilles s’il y a le moindre problème. Bon courage camarade.

Et me voici seul dans une nuit d’encre, agrippé à la barre d’un voilier vif comme un cheval de rodéo et guère plus contrôlable, avec autour de moi une myriade de points lumineux aux mouvements incompréhensibles. J’ai froid aux pieds, aux mains, et une sérieuse envie de vomir. Le rail. Le rail des cargos. Hantise du plaisancier en route vers les îles britanniques, autoroute où jour et nuit, sept jours sur sept, défile la camelote du grand marché mondial. Converge ici l’inlassable noria des navires remontant vers Anvers ou Rotterdam, descendant vers Shanghai ou Singapour. J’aurais préféré traverser ce champ de tir par beau temps, de jour de préférence, idéalement en été. Mais c’est un peu tard pour les regrets. Le vent forcit. Stevenson : « Tout le monde à affaler les voiles, ai-je entendu le capitaine crier. Par le Seigneur, on ne s’en sortira pas, a hurlé Jackson, notre second. On s’en sortira d’une façon ou d’une autre, M. Jackson, a répondu le capitaine ».

Maintenant je distingue trois lumières vertes sur bâbord et une bonne dizaine de rouges sur tribord. Nous nous approchons du rail et le ballet lumineux devient franchement indéchiffrable. Qui va dans quelle direction et à quelle vitesse ? Y aura-t-il un trou de souris pour se faufiler entre ces carcasses d’acier lancées à pleine vitesse ? Ne serait-il pas plus raisonnable d’attendre l’aube pour traverser l’autoroute ? Et le vent qui monte encore … Olivier n’aurait pas dû m’abandonner dans ce merdier, mais il avait l’air épuisé le pauvre : autant qu’il dorme un peu, on est loin d’être arrivés. Je me mets à imaginer le flot d’appareils électroniques, de meubles en kit, de crabes surgelés, de voitures hybrides et de jeans délavés qui s’écoule devant moi, tout cela entassé dans des navires invisibles et pressés. Je songe aux timoniers s’ennuyant ferme dans leur poste de veille, si veille il y a. Je pense au lit bien chaud dans lequel je pourrais être étendu si je n’avais pas accepté cette croisière idiote — croisière me semble d’ailleurs être un terme tout à fait inadapté à cette séance de torture. Au bout d’une heure, mes paupières commencent à se fermer.

Elles se rouvrent brutalement lorsqu’éclate un énorme coup de corne de brume, surgi de nulle part et de partout à la fois, et je vois défiler devant notre voilier une muraille d’acier haute d’au moins vingt mètres. Je donne un violent coup de barre. C’était moins une. Nous passons juste à l’arrière de l’énorme porte-conteneur, notre étrave plonge rudement dans les gros bouillons de son sillage. Le pont arrière du monstre est éclairé par de violents projecteurs. J’y aperçois un type qui me regarde, l’air pas plus inquiet que ça. Il est accoudé au bastingage et fume une cigarette.

L’homme est assez proche pour que je puisse distinguer ses traits : il semble avoir une trentaine d’années et être d’origine asiatique. Un Philippin sans doute, car sur le gros million de marins qui circulent en permanence sur les mers du globe, presque un tiers sont nés aux Philippines. Nous nous toisons pendant quelques secondes, moi dans une stupeur muette, lui un drôle de sourire aux lèvres. Je ne sais ce qui peut réjouir ce type : la pensée que son navire est passé à deux doigts de nous envoyer par le fond ? Le spectacle lamentable que je donne, trempé dans le cockpit de mon minuscule voilier ?

Avant que le Pandora, porte-container immatriculé à Monrovia comme l’indiquent des lettres géantes sur son tableau arrière, ne se perde définitivement dans la nuit, j’entends soudain le marin me crier : Merry Christmas to you !

Olivier finit par débouler dans le cockpit, affolé.

— Ça va ? C’était quoi ce bruit ?

— On vient de croiser l’économie mondialisée. De très près, si tu veux savoir.

Le Pandora disparaît dans l’obscurité tandis que flotte encore autour de moi le sourire énigmatique du Philippin.

Oui, Noël en mer, c’est intéressant, mais une fois suffira.

Édouard Launet
Nouvelles d’un monde ancien

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