La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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L’oreille regarde (Thylacine + Rhodes Tennis Court)
| 04 Jan 2016

“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?

Comment filmer un musicien populaire contemporain ? Un qui compose en groupe et/ou avec des machines ? Non pas qui interprète mais qui est en train d’inventer (ce n’est pas tout à fait la même chose). Prenons deux exemples, dont on suit le travail régulièrement : un qui filme et un qui joue, David Ctiborsky et Rhodes Tennis Court, respectivement.

Le premier, réalisateur pour Arte et la Blogothèque, a suivi pendant deux semaines le musicien electro Thylacine (du nom d’une espèce de tigre éteinte depuis quelques décennies) dans le transsibérien, parti à la rencontre de musiciens locaux et d’inspiration. Cela a donné une série pour France Télévisions, canal virtuel.

Thylacine est donc pris dans un travelling géant de 9288 kilomètres. Les paysages défilent, il y a 105 gares, David Ctiborsky filme essentiellement les haltes. Le ciel est pur, les enfants s’égaillent, la caméra rencontre beaucoup d’anonymes. On ne peut pas dire que le musicien soit hyper loquace. Que filmer dès lors ? Du corps de Thylacine, il y a les mains, qui composent, sur le clavier d’un instrument particulier, l’ordinateur. Les yeux, perdus au-dedans d’eux-mêmes, le plus souvent. Mais l’essentiel du film est fait de paysages et de visages. De sons, aussi, cliquetis du train, bruits de foule aux arrêts, sonneries de la ville, voire b.o. fournie par la réalité elle-même : on entend à un moment dans la rue (ou est-ce un casque trop bruyant qui fuit ?) le Barbie girl d’Aqua. Un chien traverse les rails. Des militaires s’étirent, un vieillard attend le bus. Familiarité, étrangeté. Ce que le réalisateur filme là, ce qu’il tente d’approcher du moins, mieux que la parole (muette) du musicien, c’est la source de la musique elle-même. Avec quels sons il fabrique son album (les chants) certes, mais surtout avec quelles images, avec quels sentiments de l’humanité. Parfois on le sait (le jeune homme photographie une statue), parfois c’est moins sûr. Ctiborsky le filme de dos, essaie de se mettre dans son axe, de capter ce que ses yeux ont vu. Car c’est avec les yeux aussi qu’on fait de la musique, qu’on s’accorde en tous cas à l’autre : dans un autre épisode de la série, il n’y a plus que des regards et des mains filmés, entre chanteurs a cappella d’Irkoutsk.

Le second exemple, ce sont les musiciens de Rhodes Tennis Court, Marin Esteban et Benjamin Efrati, qui se décrivent comme “jouant face à face, comme à un jeu de raquettes, la compétition en moins”.

Là, c’est un concert, mais où la musique se fabrique presque en direct, dans ses variations du moins. L’exercice filmique est plus classique. On voit d’abord des mains, qui cherchent entre des potentiomètres, un truc chiropratique, comme si le musicien ressentait le meilleur endroit par où faire circuler son fluide et le meilleur geste à cet effet. On aperçoit aussi beaucoup de fils électriques, on imagine que ça branche et débranche, le flux passe ou ne passe pas. Les deux se regardent régulièrement, échangent des informations invisibles, petit sourire, se replongent chacun dans sa machine. Si Thylacine parlait peu, ces deux-là bougent encore moins. Mais c’est lié au genre de la musique elle-même : onde hypnotique, différence et répétition. Le clavier utilise une main pour créer les notes, et l’autre pour les déformer. À la limite, la question des yeux et de la main, c’est celle de la sculpture, ici. L’oreille est concernée, mais aussi le corps tout entier car c’est entre les deux musiciens que la forme sonore se crée. Sans doute parce qu’il est question de rythme. On pense à l’amour vu par Deleuze dans son séminaire de 1981 sur Spinoza :vous atteignez un domaine beaucoup plus profond qui est la composition des rapports caractéristiques d’un corps avec les rapports caractéristiques d’un autre corps. Et cette espèce de souplesse ou de rythme qui fait que, quand vous présentez votre corps, et dès lors votre âme aussi – vous présentez votre âme ou votre corps – sous le rapport qui se compose le plus directement avec le rapport de l’autre, vous sentez bien que c’est un étrange bonheur. À ce titre, la métaphore du tennis est la bienvenue dans le nom du groupe : la musique est la balle, dont la chorégraphie réagit aux congruences de rapport entre les deux joueurs.

Éric Loret
Courrier du corps

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