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Rambert, entre brouillard et feu sacré
| 26 Jan 2016

Après le succès planétaire de sa pièce Clôture de l’amour (créée au festival d’Avignon 2011), et le demi plantage de Répétition (2014), Pascal Rambert présente à Gennevilliers son dernier texte Argument, où un couple se déchire avec une violence qui rappelle le combat à mort entre Audrey et Stan ; les personnages de Clôture de l’amour, qui portaient les mêmes prénoms que leurs interprètes (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), s’affrontaient dans un présent où la fiction jouait avec le réel. Rien de tel dans Argument : Annabelle et Louis viennent d’un temps – les années 1870 – que Rambert s’amuse à reconstituer en multipliant les références historiques – la Commune de Paris – et sociales (Louis est drapier, conservateur, étroit, Annabelle est cultivée, progressiste, leur fils s’appelle Ignace…). Ils sont par ailleurs en costumes d’époque, mais on n’est pas dans un drame historique, plutôt dans une sorte de rêve fantastique, de “lande” nocturne dont la scénographie brouillard et pluie de Daniel Jeanneteau – qu’on a connu plus inventif – souligne la dimension quasi gothique.

La langue, elle, est bien celle de Rambert avec son goût pour les répétitions – “le paysage bouge le paysage bouge”, “oui je suis fou fou fou” – et les allitérations – “elle luit dans la nuit comme l’eau de la pluie” –, les unes s’accommodant bien des autres – “pleurez pleurez la belle Annabelle Annabelle pourquoi tuez-vous la belle Annabelle”. S’y ajoutent quelques tics, dont l’un des plus notables est la suppression du deuxième terme de la négation – des “ne” presque jamais suivis de “pas”. Au XIXe siècle, Rambert emprunte des mots qui seraient aujourd’hui désuets dans la bouche d’un couple qui s’engueule (“couard”, “châtier”...) et au métier de Louis des listes de noms d’étoffe “voilà le coton le crêpe la cretonne voilà l’étamine la dentelle et le drap voilà le linon le jute puis la laine regardez le madras le damas l’indienne”, etc. À charge d’autre part pour les acteurs de trouver des ponctuations dans un texte qui n’en a pas.

Laurent Poitrenaux dans “Argument”, de Pascal Rambert © Marc Domage

© Marc Domage

Les acteurs, justement. Rambert, dans un entretien que l’on peut lire dans le programme, dit les avoir choisis et même avoir écrit sa pièce à cause de “la bouche de Marie-Sophie Ferdane et la façon de bouger de Laurent Poitrenaux. Leurs corps m’ont envoyé des messages, m’ont renvoyé à une autre époque : en 1871.” Il n’est pas si fréquent d’entendre un metteur en scène parler du corps de ses acteurs, et cette attention – “la bouche”, “la façon de bouger” –, cette sensibilité à la danse, est une des qualités de Rambert. Les physiques  de Ferdane et Poitrenaux renvoient-ils au XIXe siècle ? La singularité de leur présence pèse en tout cas en faveur d’Argument. Poitrenaux n’a pas seulement une façon de bouger – un tombé des épaules, un mélange de raideur et de relâchement, un pantin qui tire lui même ses ficelles et qui dit beaucoup en s’agitant peu –, il a aussi un sens du rythme et de la diction qui bonifie les mots ; quand il énumère les étoffes, on les voit, les touche et les sent. Marie-Sophie Ferdane, c’est un grand corps de terrienne, d’aristo de la campagne, et l’intelligence de la langue. Si elle a un peu plus de mal que son camarade avec les mots de Rambert, c’est peut-être aussi qu’elle perçoit mieux leurs points faibles.

Marie-Sophie Ferdane dans “Argument”, de Pascal Rambert © Marc Domage

© Marc Domage

Argument est une pièce improbable, une scène de ménage entre un sadique et une revenante sous le regard d’un enfant mort vivant, un moment de théâtre hors sol, à la fois gonflé et artificiel, un tableau kitsch avec des traits de talent et de grâce, un poème où les envolées pasoliniennes alterneraient avec des images à dix balles. Il y a chez Pascal Rambert, depuis ses débuts à Nice voici presque trente ans, un don d’adolescence perpétuelle (que l’on retrouve aussi chez Hubert Colas, autre auteur-metteur en scène de sa génération) : une façon désarmante d’être toujours le garçon de seize ans que la lecture de Mallarmé ou de Lautréamont vient d’enflammer. Ils ne sont pas si nombreux, les artistes capables de porter si longtemps en eux le feu sacré (combien l’ont jamais vraiment porté ?). Pour cela, il est impossible de détester Pascal Rambert, qui achève cette année dix ans de mandat à la tête du Centre dramatique national de Gennevilliers, l’un des lieux artistiques les plus vivants, novateurs, exigeants,  de la région parisienne. 

René Solis 

Argument de Pascal Rambert, mise en scène de l’auteur, T2G, Théâtre de Gennevilliers, 41, avenue des Grésillons, 92230 Gennevilliers, métro Gabriel Péri (ligne 13). Jusqu’au 13 février. Le livre est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

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