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Raymond Queneau et le 100ème exercice de style
| 12 Déc 2017

Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Édouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.

Qui ne connaît les Exercices de style de Raymond Queneau, où l’auteur raconte une même scène de 99 façons différentes ? Et qui ne s’est jamais demandé pourquoi il y avait 99 versions et non pas 100 ? La réponse à cette question a surgi des archives de Gallimard soixante-dix ans après la publication du livre (1947). Elle se résume à ceci : l’éditeur a tout simplement jugé inopportun de publier la centième, laquelle existait bel et bien. Laurelle Durance, thésarde à Paris 4, a retrouvé un échange de courrier entre Queneau et Gaston Gallimard à propos de cette pièce manquante, et, mieux encore, elle a fini par retrouver la chose elle-même. Qui, annonçons-le d’emblée, est fort surprenante.

Souvenez-vous : dans un autobus bondé, sur la ligne S, le narrateur rencontre un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau orné d’une tresse au lieu d’un ruban. Le garçon échange des mots vifs avec un voisin, qu’il accuse de le bousculer, puis va s’asseoir à une autre place. Un peu plus tard, devant la gare Saint-Lazare, le narrateur rencontre à nouveau le jeune homme en grande conversation avec un ami qui lui conseille d’ajouter un bouton à son pardessus. L’histoire, très brève, est écrite selon les modes les plus divers : Lettre officielle, Prière d’insérer, Exclamations, Vulgaire, Interrogatoire, Comédie, Fantomatique, Philosophique, Apostrophe, Maladroit, Désinvolte, Olfactif, Gustatif, Tactile, Visuel, Auditif, Télégraphique, Ode, Vers libres, Lipogramme, Anglicismes, Antonymique, Contrepèteries, Botanique, Médical, Injurieux, Gastronomique, Zoologique, Géométrique, Précieux, etc.

Venons-en maintenant à la version retrouvée, qui correspondait à l’intitulé Frottements. La voici in extenso :

Sur la ligne S, à une heure d’affluence, un beau mec dans les vingt-six ans qui se trouve être une fille, se fait presser par un homme agité, haletant, au visage écarlate. Soudain elle s’écarte de son voisin car elle vient de constater que sa robe est tâchée de manière suspecte. Elle houspille le type et change de place. Deux heures plus tard, je la retrouve devant un sex-shop près de la gare Saint-Lazare. La fille est avec un camarade qui a le nez plongé dans son décolleté et lui dit : « Il y a des pervers partout, tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus ».

Dans son courrier à Queneau, Gallimard dit avoir « trois bonnes raisons » d’écarter ce texte. Un : il pourrait choquer les plus jeunes lecteurs. Deux : mieux vaut laisser la centième version aux bons soins du lecteur, afin que le jeu se poursuive (les concepteurs des épreuves du Bac de français vont beaucoup explorer cette voie). Et trois : cette version Frottements dévoile le pot aux roses. Cette histoire de bus et de pardessus « qui semblait n’avoir ni queue ni tête et s’en portait très bien comme cela », écrit l’éditeur, trouve tout d’un coup une justification logique. Or, en révélant les raisons du comportement des personnages, poursuit Gallimard, cette centième version a le double défaut de « faire s’écrouler le château de cartes » et de « laisser penser que les 99 versions précédentes sont incomplètes ou fausses ».

Queneau s’est rangé sans barguigner à l’avis de son éditeur, non sans glisser dans l’affaire un doigt d’ironie. Voici sa réponse :

Mon cher Gaston,
Vous avez raison, comme toujours. Je m’incline, d’autant je n’aime guère les chiffres ronds. Sachez en tout cas que votre courrier m’a donné une nouvelle idée de livre. Ce sera l’histoire d’une jeune fille qui veut prendre le métro mais n’y arrive jamais (vous voyez l’image). Pour le titre, je songe à
Coitus interruptus. Mais vous aurez peut-être une meilleure idée.
Bien vôtre,
Raymond

Zazie dans le métro a été publié une dizaine d’années plus tard.

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