La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 26 Déc 2017

Si la sexualité est chose universelle, du moins planétaire, ses pratiques offrent d’infinies variantes au gré des cultures. Il en va de même avec l’érotisme : l’expression de la sensualité est très différente selon les pays, les ethnies, les tribus. Quelques ethnologues se sont déjà penchés sur la question, mais le tableau reste largement incomplet. Pour vraiment apprécier cette diversité, il faudrait sonder toutes les littératures, frapper aux portes de toutes les chambres à coucher, aux toiles de toutes les tentes de camping, à l’osier de toutes les paillotes, aux glaçons de tous les igloos. La tâche serait considérable.

Plus considérable encore serait d’inventorier les regards portés par chacune des cultures sur l’érotisme de chaque autre culture. Ce qui est émoustillant aux îles Fidji ne le sera peut-être pas en Islande, et inversement ; les seins nus des femmes africaines peuvent émouvoir en Europe, mais guère au fin fond de l’Amazonie ; les romans qui passent pour osés ici ne feront pas lever un sourcil là. Explorer systématiquement les relations qui peuvent se tisser dans l’espace complexe formé par l’anatomie, la géographie, les mœurs et les fantasmes semble a priori impossible. Ou plus exactement semblait impossible jusqu’à ce que deux chercheurs du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France mettent au point une méthode fort originale pour sonder de manière systématique ce formidable patrimoine.

Partant du principe que les langues charrient de manière souvent clandestine des éléments profonds des cultures qui leur sont associées, Julia Vagrot et Bernard Mongin ont eu l’idée de soumettre des textes érotiques à la moulinette de la traduction automatique, afin de voir ce qui passait ou ne passait pas à travers ce filtre. Bien sûr, la traduction informatisée reste un outil très imparfait, mais c’est aussi cette imperfection, avec ses lapsus et ses contresens, que Vagrot et Mongin comptaient exploiter car l’inconscient, fut-il numérique, ouvre parfois des perspectives inattendues.

Les deux chercheurs ont détaillé leurs travaux dans un article publié par les Cahiers d’anthropologie sociale (n°12) où l’on apprend que leur premier souci a été de trouver un texte décrivant des pratiques si marquées culturellement que leur transfert vers d’autres langues serait susceptible d’affoler l’informatique. Leur choix s’est arrêté sur les sadiennes 120 Journées de Sodome, en particulier ce passage :

Il arrive, me fait mettre nue, s’étend sur le lit, m’ordonne de m’accroupir sur son visage et d’aller avec ma bouche essayer de faire décharger un vit très médiocre, mais qu’il me recommande et dont il me supplie d’avaler le foutre, dès que je le sentirais couler. « Mais ne restez pas oisive ce temps-là » ajouta le petit libertin, « que votre con inonde ma bouche d’urine, que je vous promets d’avaler, comme vous avalerez mon foutre et que ce beau cul me pète dans le nez ! ».

Ensuite, avec l’outil Google Trad, les deux anthropologues ont traduit le texte en tamoul, puis ont retraduit le texte tamoul en français. Résultat de cet aller-retour :

Il se lève, me nude, reste au lit, s’appuyant sur mon visage et essayant de libérer les graines les plus ordinaires, mais il me recommande de me sentir avalé tout de suite. La petite Libertine ajouta : « Ne laisse pas ce temps, dit-il, ta bouche a noyé ma bouche et je te promets de m’avaler comme si j’avais avalé mon nez ! »

Principale constatation : presque toute la dimension érotique de l’extrait a été gommée. Autre facteur d’étonnement, des éléments étrangers – graines, nez – se sont glissés dans le texte et une inversion des sexes s’est produite au passage. Mais, surtout, Eurêka des chercheurs : « avaler son nez » est dans la culture tamoul une expression à forte connotation sexuelle ; la place manque ici pour détailler ce point, sachez seulement qu’elle a à voir avec la fellation. Preuve était ainsi faite que l’aventure interlinguistique pouvait être fructueuse.

Encouragés par ce premier résultat, Vagrot et Mongin ont tenté une opération plus acrobatique : traduire Sade en tamoul, retraduire le tamoul en hawaïen, puis à nouveau en français (choix de langues induit par des symétries entre les cultures hawaïenne et tamoul, est-il précisé). Nouveau résultat

Il est monté, a arrangé avec moi, a dormi sur le lit, a fait confiance à mes yeux et a essayé de rassembler des choses coutumières, mais il m’a enseigné que je retarderais. Dites simplement : « N’oubliez pas à ce moment-là », dites : « Quand vous me frappez la bouche, faites un serment de jurer par ma main ! »

De l’érotisme sadien, nous sommes passés ici à une parabole quasi biblique. Ce qui montre bien, soulignent les auteurs de l’article, que « les faisceaux relationnels entre cultures ne sont ni bijectives ni transitives ». Par simple curiosité, les anthropologues ont essayé ce chemin alternatif : français-hawaïen-tamoul-français. Stupeur, le produit a été totalement différent.

Elle entra et se moqua de moi dans son lit, s’essuyant les yeux et essayant de rompre une vie saine dans ma bouche. Quand il m’a demandé un coup de main, j’ai dû tomber. – Ne te détends pas un peu à ce moment là, dit Bretner. Comme des ruisseaux qui sortent de ma bouche, comme des baisers, comme mon visage ! dit Libertine.

On ne sait d’où sort ce Bretner (peu de chances qu’il s’agisse de Paul Breitner, talentueux footballeur allemand qui évolua au poste de défenseur dans les années 1970), mais « rompre une vie saine dans ma bouche » est une expression intéressante aux yeux des chercheurs en ce qu’elle renvoie à des rites religieux communs aux Hawaïens et aux Tamouls.

Mongin et Vagrot ont eu moins de chance lorsqu’ils ont appliqué leur méthode à cet autre extrait des 120 Journées de Sodome :

C’est ce qu’on appelle un vit, ma petite, oui un vit. Cela sert à foutre, et ce que tu vas voir, qui va couler tout à l’heure, c’est la semence avec quoi tu es faite, je l’ai fait voir à ta sœur, je le fais voir à toutes les petites filles de ton âge, amène m’en, amène m’en, fais comme ta sœur qui m’en a fait connaître plus de vingt… je leur montrerai mon vit et je leur ferai sauter le foutre à la figure.

Voici ce qu’a donné le chemin francais-népalais-télougou-francais :

Ça s’appelle vivre, mon plus jeune, oui une vie. Il est utilisé comme un non-sens, et ce que vous voyez, il coule maintenant, votre truie, votre sœur je vois, et je vous montre un peu. Apportez-moi vos enfants, amenez-moi, obtenez-moi ma sœur que je connais plus de vingt personnes … Je vais les montrer dans ma vie et je serai avec mon visage.

Il ne semble y avoir aucun enseignement à tirer de cette virée de Sade par l’Inde et le Népal, si ce n’est que la pratique de l’éjaculation faciale résiste mal au voyage (cette dernière observation n’est évidemment pas consignée dans le texte de l’article).

Le trajet français-basque-allemand-français ne fut guère plus édifiant :

La vie signifie, mon petit, oui, vous vivez. Ce sera utilisé pour un chien et maintenant tu verras ce que tu vois, la graine que tu fais avec, j’ai vu la sœur, la petite fille de mon âge, elle semble trop petite, m’a apporté, amène-moi, comme mes sœurs Plus de trente savaient … Je vais me faire sauter le visage.

Arrivée inopinée d’un chien, retour de la graine, augmentation de 50% du nombre des jeunes filles, annonce d’un suicide : est-ce aux Basques ou aux Allemands que l’on doit ces innovations subreptices ?

Vagrot et Mongin concluent leur communication en paraphrasant le divin marquis : « Il n’est pas deux peuples sur la surface du globe qui soient débauchés de la même manière ». On le pressentait. Encore fallait-il le démontrer. Eh bien c’est chose faite.

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