La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Le sexe tarifé est-il indigne ?
| 03 Fév 2019

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

La sexualité peut-elle être indigne ? Comment définir la dignité ? Ce sont des questions que la loi de 2016 sur la prostitution invite à se poser alors que le Conseil constitutionnel vient d’examiner une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) lancée par des associations et des travailleuses du sexe le 22 janvier dernier.

Un bref rappel tout d’abord de la loi de 2016. Celle-ci punit en effet l’achat d’actes sexuels par une contravention allant jusqu’à 3500 euros d’amende en cas de récidive ou par un stage lui aussi facturé. La loi cependant n’interdit pas l’exercice de la prostitution (voir le compte rendu de Mediapart dans son édition du 22/01).

Considérons d’abord l’aspect pratique de cette loi et convenons de son caractère contradictoire. Comment autoriser une activité tout en la rendant impossible à pratiquer ? Si on interdit aux personnes adultes de s’adresser à des prostituées, celles-ci ne trouveront plus de clients, du moins au grand jour. La loi est donc absurde mais aussi hypocrite et rappelle le fameux mot de Tartuffe : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ». L’impossibilité pour les prostituées d’exercer librement leur métier les contraint à entrer dans la clandestinité. Elles sont alors fragilisées et exposées à toutes les violences. La loi fait ainsi obstacle au travail de prévention des risques. C’est un des arguments que font valoir à raison les organisations qui ont déposé la QPC. Enfin en rendant la prostitution invisible, la loi n’aide en rien à lutter contre le proxénétisme et la traite des êtres humains.

Si nous regardons maintenant le fondement théorique de cette loi, les choses ne vont guère mieux. Le législateur présuppose que la sexualité tarifée, même entre personnes consentantes, est une atteinte à la dignité des personnes. La Convention pour la répression de la traite des êtres humains du 2 décembre 1949, signée par la France aux Nations unies, déclare en effet : « … la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine. »

Que la traite des êtres humains soit une atteinte à la dignité des personnes est évidemment incontestable : elle rabaisse l’être humain au rang d’un objet qu’on achète et qu’on vend. Que la prostitution soit une activité indigne est en revanche beaucoup plus problématique. Car en quoi le fait de pratiquer une activité sexuelle en vue d’un gain est-il indigne ?

Le mot dignité vient du latin dignitas qui désignait à l’époque romaine les personnes d’un rang social élevé : les dignitaires. Dans ce contexte, les esclaves ne possédaient aucune dignité. Attachée à la grandeur sociale, celle-ci était mesurable et bien sûr inégalement partagée. Un simple citoyen possédait moins de dignité qu’un consul. Il était alors l’objet d’un moindre respect, c’est-à-dire qu’il était une personne un peu moins considérable. Quant à l’esclave, il ne méritait aucune considération : il était corvéable à merci. Qu’un maître ait pu nouer des relations d’affection avec son esclave ne faisait pour autant pas de ce dernier son égal.

Par la suite le concept de dignité s’est peu à peu émancipé de son sens social pour acquérir un sens proprement moral : tous les êtres humains quel que soit leur statut possèdent une égale dignité. Celle-ci est alors « incommensurable » comme le souligne Kant dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs. Elle n’est pas une qualité qui se gagne ou se mérite : elle est donnée à tout homme. Elle fait enfin de chaque personne l’objet d’un respect inconditionnel. On voit que la dignité est indépendante des actes de la personne.

C’est là que le bât blesse. La prostitution, quand elle est volontaire, est un acte comparable à d’autres actes effectués en vue d’un gain. Certes certaines actions sont proscrites par la loi, mais c’est parce qu’elles sont dangereuses ou simplement nuisibles. En quoi la prostitution serait-elle dangereuse ? Les défenseurs de la loi de 2016 s’appuient sur le caractère immoral de la prostitution sans trop se soucier de définir ce qu’est un acte moral. Si c’est l’argent qu’empochent les prostituées qui rend leur activité immorale ou indigne, c’est alors toute activité salariée qu’il faudra condamner. De plus la loi a-t-elle pour but de nous apprendre ce qui est bien ou mal ? Les lois doivent-elles être morales ? L’argent est-il immoral ? Travailler est-il immoral ?

Cette dernière question mérite qu’on y réponde rapidement puisqu’elle nous concerne tous. Le travail peut être immoral lorsqu’il est exploité. Il devient alors une servitude. Mais comment savoir si un travailleur est exploité autrement qu’en mesurant le salaire qu’il gagne ? Quand le travail ne permet plus de vivre décemment (avoir un toit, se chauffer, manger à sa faim, s’habiller, conserver du temps libre), alors ce travail n’est pas loin de s’apparenter à « la traite des êtres humains » que condamne justement la Convention des Nations unies de 1949. En ce sens on peut affirmer que les clandestins qui travaillent 12 heures ou davantage par jour dans des ateliers de confection pour un salaire de misère sont les nouveaux esclaves de notre société. Dans le Traité théologico-politique, Spinoza remarque justement que « si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même » (chapitre 16). Un travail n’est acceptable qu’à la condition que celui qui l’exerce le fasse d’abord dans son intérêt.

Dans cette perspective la prostitution n’a plus rien d’immoral si elle permet à la personne de vivre décemment. Mais, insisteront les contempteurs de la prostitution, vous ne pouvez tout de même pas affirmer que se prostituer est bien ! C’est qu’ils oublient de préciser qu’il existe de nombreux actes qui sont moralement neutres. Le travail, quand il est correctement rémunéré, n’est ni un bien ni un mal : il est une simple nécessité qui nous permet de subvenir à nos besoins.

Mais, insisteront-ils encore, « car ils n’en finissent pas de poser des questions » remarque Spinoza à propos des fanatiques, vous ne pouvez tout de même pas considérer comme indifférent le fait de se prostituer. On voit alors apparaître ce que je serais tenté d’appeler le noyau dur des arguments abolitionnistes : la sacralisation du corps, et notamment du corps féminin. Il faut en effet noter que la prostitution masculine est rarement mise en avant dans les débats sur ce sujet. Au fond ce que « pensent » les puritains, c’est que se prostituer est sale sans doute parce qu’ils croient que la sexualité est sale et donc indigne. De nombreuses religions, dès l’Antiquité, ont vu dans le corps la source de tous les maux. Il suffit de rappeler le fameux soma-sema de Socrate : le corps est un tombeau (cf. Le Phédon). Le christianisme n’a fait que reprendre cette dévaluation du corps en mettant l’accent sur le caractère incontrôlable et insatiable de la sexualité par opposition à l’esprit pensé comme la source de la maîtrise de soi, du contrôle des affects et de la libido. La sexualité est ce qui échappe ou du moins ce qui tente de résister à la norme. C’est ce qui fait du sexe pour les puritains quelque chose d’inacceptable. À moins de le plier à la règle du mariage où le corps féminin devient le corps de la mère, sainte et quasi sacrée : n’est-elle pas considérée comme l’objet de tous les respects ?

Pour conclure, la volonté d’abolir la prostitution ou du moins de la rendre impraticable me semble exprimer le retour d’un certain conservatisme dont nous avions cru, un peu naïvement, nous être débarrassés. Il ne serait pas étonnant qu’après avoir fait rentrer les prostituées dans le rang, nos puritains demandent ensuite aux femmes de quitter toute forme d’activité salariée pour se remettre à des tâches ménagères, qui elles sont sans doute fort dignes.

Mais au fond en quoi consiste notre dignité ?

« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. » (Pascal, Les Pensées, fragment 200 dans l’édition Lafuma)

Qu’on laisse donc celles et ceux qui désirent se prostituer le faire à leur gré, car ce sont des êtres pensants, et tous mes respects.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

0 commentaires

Dans la même catégorie

Sur la plage

Avec l’été est venu le temps des grandes vacances que les gens attendent souvent depuis l’hiver. Mais est-il raisonnable d’attendre si longtemps ? Qu’attendons-nous au juste ? Le savons-nous seulement ? Aujourd’hui l’attente désigne le plus souvent un temps vide ou inoccupé pris entre deux moments dont l’un est passé et connu, l’autre à venir et souvent indéterminé. Ce qu’on attend alors est à la fois vague et impératif…

« Je est un autre »

Depuis plusieurs années, les citoyens sont de plus en plus considérés comme pleinement responsables de leurs actes. Alors qu’auparavant la justice prenait souvent en compte les circonstances atténuantes comme la force des passions ou le poids du milieu social, nous avons aujourd’hui tendance à considérer que les coupables le sont entièrement. C’est ainsi par exemple que Nicolas Sarkozy a permis d’incarcérer les mineurs à partir de 13 ans. Mais que signifie au juste être responsable ? (Lire l’article)

The Dead Don’t Die

La question des morts-vivants est rarement abordée par les philosophes, qui préfèrent à tort des sujets plus sérieux comme celui des preuves de l’existence de Dieu ou du progrès de l’humanité. Les morts-vivants nous offrent pourtant un miroir à peine déformant de notre humanité. Nous nous reconnaissons en eux : leur avidité, leur férocité, leur absence de scrupules, leur ignorance de tous principes moraux, leur agitation permanente nous sont familiers. Et s’ils ne connaissent aucune limite, c’est parce qu’ils ignorent l’angoisse de mourir. (Lire l’article)

La traduction impossible

Shakespeare pensait que nous étions faits de« l’étoffe des songes », mais nos rêves sont eux-mêmes tissés dans la trame du langage. Nous ne pouvons nous rappeler nos songes qu’en les exprimant. Rien de ce qui existe ou plus exactement rien de ce que nous percevons de façon consciente n’échappe à la langue. Mais n’existe-t-il pas une réalité extérieure au langage, un quelque chose, interne ou externe, qui ne serait pas verbal ? Qu’y a-t-il avant les mots ? Peut-être une sorte de sauvagerie antérieure à la mise en forme du réel par les mots. Une réalité précisément innommable à laquelle pourrait faire écho le titre de la très belle nouvelle de Conrad : Heart of Darkness. (Lire la chronique)

La fonte des glaces

La fonte des glaciers s’accélère à un rythme qui dépasse toutes les prévisions. Elle vient nous rappeler que notre monde est à la fois hasardeux et fini. Cet événement plus que regrettable, et dont il semble que nous soyons responsables, annonce des bouleversements climatiques : tempêtes herculéennes, tornades gigantesques, raz de marée titanesques, pluies diluviennes, sécheresses bibliques, fournaises dantesques. La catastrophe en somme. Il n’est pas sûr qu’à terme notre espèce comme tant d’autres y survivent. Dans ces temps de crise économique et politique, la nature vient ainsi nous rappeler notre fragilité et notre insignifiance. (Lire l’article)