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Instable comme une saillance
| 20 Déc 2016

Comme annoncé dans la chronique précédente, commençons par le premier élément du schéma sémiophysique : la saillance, objet ou personnage émettant ou recevant des prégnances. Elle est d’une instabilité constitutive qui — acte fondateur du rire — tire le tapis sous nos certitudes les plus assurées.

D’abord, un prédateur peut se transformer en proie, ou inversement, sans prévenir personne, ce qui mène à un cercle vicieux très réjouissant. On a vu, dans King Size Canary, le chat poursuivre l’oiseau, le chien poursuivre le chat, et la souris poursuivre le chien, c’est-à-dire le prédateur se muer en proie. Dans What’s Buzzing Buzzards ? (1943), un vautour affamé mange son camarade, sans se rendre compte que ce dernier est en train de le manger. On verra aussi, dans le remarquable Cock-a-Doodle-Dog (1951), le chien, récepteur excédé de l’insupportable chant du coq, se muer en émetteur et hurler (aboyer…) cocorico.

Ensuite, une saillance peut se transformer en prégnance, ce qui pose une redoutable question, très voisine de celle que se sont posée les physiciens au début du XXe siècle, lors de la naissance de la physique quantique, à propos de la dualité onde-particule. La lumière, par exemple, se manifeste parfois comme une onde et parfois comme une particule ; les personnages d’Avery aussi, et un instrument aussi ordinaire qu’un rateau a le pouvoir magique de faire d’une saillance (particulaire) un propagateur de prégnances (ondulatoires). Dans The Garden Gopher (1950), Spike laisse passer l’eau, prégnance aussi typiquement ondulatoire que la lumière. Ce montage montre ensuite la première apparition, chez Avery, de cette problématique, en 1942 dans The Blitz Wolf (cartoon nominé aux oscars). Le loup-Hitler, transpercé par les balles, laisse passer la lumière, exemple canonique (si l’on peut dire, ici) de prégnance :

Certes, le loup ne devient pas vraiment une prégnance, mais il participe à sa propagation, et cela suffit à instiller le doute au sujet de sa nature véritable. Si ce n’est toi c’est donc ton frère, disait le loup de la fable ; si tu n’es tout à fait saillance c’est que tu es un peu prégnance, lui répond en écho Tex Avery. Une variante intéressante se trouve dans Jurkey Turkey (1945), où un chasseur de dinde se trouvant devant quatre lieux différents où peut se trouver la dinde, se multiplie par quatre, prenant ainsi lui-même la qualité ubiquitaire d’une prégnance :

Enfin, après la saillance incertaine et la saillance multiple, voici la négation de la saillance. Ce nihilisme radical s’applique ici successivement à un écureuil qui se peint lui-même en blanc, au visage d’un chien victime d’un papier tue-mouche (avec une nouvelle occurrence de la dualité signalée plus haut, quand la tête de l’écureuil se multiplie par six sous l’effet de la surprise), et pour finir à Droopy, héritier gênant (dans Wags to Riches, 1949) qui se voit littéralement “rayé” par Spike, à la fois du testament et du dessin animé :

Il y a là de quoi laisser pantois quant à la nature des personnages d’Avery, dont le cruel destin semble être d’osciller sans cesse entre émetteur et récepteur, saillance et prégnance, matière et onde, palpable et impalpable, avant de sombrer dans le néant. Et le pire, c’est que ça nous fait rire !

Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes

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